mardi 7 avril 2020

Emmanuel Jaffelin : Le virus et l'ennui


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Publié le 31/03/2020
Tribune

Pour le philosophe Emmanuel Jaffelin, auteur de l'Éloge de la gentillesse, l'ennui qui guette le citoyen confiné a deux visages : celui, négatif, de l'émotion triste qui paralysie, et l'autre, positif, d'une parenthèse qui nous ressource.


C’est une première : les pays touchés par le virus Corona imposent l’enfermement de leurs habitants chez eux avec quelques rares possibilités de sortie. Jusqu’à présent, c’étaient les coupables détenus en prison qui se retrouvaient privés de liberté. Aujourd’hui, c’est la grande majorité des citoyens dont le domicile est devenu une prison plus ou moins dorée. Si cette décision se justifie par le souci d’éviter une immense contamination des personnes, elle doit nous faire réfléchir à l’effet secondaire qui en résulte : l’ennui.

L'ennui - Gaston La Touche  - 1893 - Wikicomons

Quand s'ennuyer était un sentiment banal
Dans nos sociétés hyperactives, où nous nous déplaçons et ne restons jamais inscrits dans le quotidien à la manière d’un mot gravé dans le marbre, le confinement imposé par l’État fait renaître en nous ce sentiment ancestral qui fut évacué par notre mode de vie. S’ennuyer était un sentiment banal et traditionnel jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’homme pouvait s’ennuyer au travail, à domicile, à l’église ou sur la route. Mais à partir des années 1950, l’économie prit le pas sur la religion et la politique : elle nous transforma en consommateurs. 

Avant, l’ennui pouvait nous amener à faire une somme de tout ce que nous aimions ou n’aimions pas. S’ennuyer était l’occasion de réfléchir et de comparer le passé et le présent pour envisager l’avenir. Souvenez-vous de la Gloire de mon père dans lequel Pagnol raconte sa classe « enfantine » où il s’ennuie parce qu’il sait déjà lire, du haut de ses presque-six-ans, à la différence des autres élèves. Il écrit que la maîtresse « […] apprenait patiemment leurs lettres à mes petits camarades, mais [qu’] elle ne s'occupait pas de moi, parce que je lisais couramment […]. Pendant que la marmaille s'époumonait à suivre sa baguette, je restais muet, paisible, souriant ; les yeux fermés, je me racontais des histoires, et je me promenais au bord de l'étang du parc Borély. » S’ennuyer en cours : quelle occasion de rêver pour un élève !

Après 1950, la consommation élimine la somme au profit de la multiplication qui est une somme de sommes : travailler pour acheter et acheter pour consommer ; et quand le travail ne suffit pas, s’endetter afin de poursuivre la consommation. Dans son roman les Choses (1965), Pérec décrit ce jeune couple fasciné par cette naissance de la consommation et rêvant d’acquérir des choses nouvelles, de voyager et de s’enrichir. Ainsi, depuis 1950, et avant que le virus « couronne » n’arrive, nous vivions dans une bulle et rejetions l’ennui à l’extérieur de celle-ci. Sans intérêt, l’ennui nous paraissait une attitude dégradante et anachronique car liée à une époque passée et arriérée. Nous pensions donc avoir éliminé l’ennui. Fuir la langueur, ôter le vide, nier le néant : telle était, avant le Corona, cette vision de la vie inconsciente de sa vacuité.

 Nous sommes peu de choses

Mais puisque le virus est là et s’implante, la mort se rappelle à notre bon souvenir, invitant notre cerveau à s’interroger sur l’être et le néant, le plein et le vide, le tout et le rien. Nous sommes peu de choses. Zygmunt Bauman parle de « société liquide » pour décrire nos vies d’individus comme rois de la consommation face à un État et une collectivité qui se dissolvent et perdent leur sens. Notez d’ailleurs que, dans cette société liquéfiée, ceux qui vivent ou découvrent l’ennui sont ceux qui ne peuvent pas ou plus consommer…

Trois ans avant les Choses, l’italien Alberto Moravia écrit ce roman, l’Ennui (en italien, La Noia) dont le héros, Dino, fils d’une famille noble et riche, s’ennuie dès sa petite enfance et jusqu’à l’âge adulte. Dino est rongé par ce sentiment comme d’autres sont minés par une maladie génétique. Son ennui l’éloigne de la réalité : il n’entretient pas de liens concrets avec les objets et il vit une existence monotone que rien ne vient troubler ou conduire vers le divertissement ou l’enthousiasme. Dino est fade dehors car indifférent dedans.

 Les deux visages de l'ennui

L’enfermement à domicile que l’État impose à la majorité des citoyens freine bien sûr notre consommation hystérique ; mais il risque d’entraîner le retour de Dino. Je dis « risque » car il est possible que Dino ne revienne pas en chacun de nous si nous réfléchissons à l’ennui. En fait, comme Janus Bifron – le dieu romain des commencements et des fins – l’ennui n’est pas univoque : il a deux visages. D’abord le visage négatif de cette émotion triste qui conduit la personne à se désintéresser de tout et à s’immobiliser dans la vie. L’étymologie semble justifier cette émotion : le mot vient du latin in odio esse qui signifie être objet de haine. Celui qui s’ennuie – et qui, par extension, ennuie les autres qui l’évitent – n’avance donc pas dans la vie.

Ensuite le visage positif de l’ennui qui nous invite à regarder cet événement comme une occasion pour réfléchir, raisonner et méditer. Au fond, cette pause dans notre existence peut donner lieu à une découverte : celle de n’être pas ce que nous paraissions être dans cette vie sociale surexcitée, surproductive et surconsommatrice. Nous découvrons alors que « la pause » est mieux que « l’hyperaction » et qu’elle conduit à une stabilité réelle de l’existence. En disant stabilité, je ne vise pas le fait de demeurer enfermé dans une pièce ou un lieu : j’entends la capacité du « pauseur » à trouver sa minuscule place dans un cosmos infini et à contribuer minusculement à l’avènement d’une société harmonieuse.

 Ennuyez-vous abondamment !

Finalement, il y a trois types de personne qui vivent leur enfermement : les prisonniers, d’abord, qui n’ont pas choisi de vivre en cellules ; les moines et les nonnes, ensuite, qui ont « épousé » le monastère ou le couvent ; les citoyens, enfin, qui n’ont pas opté pour l’internement, mais qui doivent le convertir en externement. Externer suppose que nous sortions, non par l’escalier ou l’ascenseur, mais par l’intériorité, l’émotion, l’intelligence, la spiritualité. Dès lors, le domicile dans lequel nous sommes calfeutrés peut devenir un cloître rationnel et spirituel où nous découvrons que nous valons mieux et plus que notre corps et son image.


Respirer, méditer, dialoguer ; avec ou sans Dieu(x), avec ou sans personne, avec ou sans richesse, mais avec un développement de la joie qui nous élèvera sans nous faire sortir. Souvenez-vous que la joie, selon Spinoza, augmente notre puissance d’agir. Plus nous profiterons de cette pause-parenthèse, plus nous comprendrons que l’action n’est pas l’agitation et que notre futur proche et inconnu sera envisagé avec sérénité. Alors, l’ennui sera vu et vécu comme cette parenthèse qui nous ressource et nous offre des solutions. Faites de cette digression une progression ! N’attendez ni Dino ni Godot. Ennuyez-vous abondamment !


Auteur, conférencier, agrégé de philosophie, enseignant, ancien diplomate en Amérique latine et en Afrique, Emmanuel Jaffelin écrit livres et articles de presse, intervient dans les médias pour rebattre les cartes de valeurs estimées désuètes (la gentillesse, la foi, la punition) qu’il présente comme des atouts dans le poker mondial économico-politique.


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