lundi 23 novembre 2020

EL PAIS : Amin Maalouf "Nos frères inattendus"

 VU D'AILLEURS - Avec son dernier roman Nos frères inattendus, une dystopie présentant des similitudes avec la crise qui ravage la planète, l'auteur franco-libanais tire l'alarme mais garde espoir.

Par LENA

Publié le 20 novembre 2020 à 13:31

Par Juan Cruz (El País)



Dans cette maison calme du quartier de l'Étoile, à Paris, habite, entouré de tableaux reposants et de livres qui narrent combats et idées, un homme paisible que la vie et l'observation qu'il en fait ont transformé, comme dans le célèbre roman d'Albert Camus, en homme révolté. C'est Amin Maalouf, Français d'adoption né à Beyrouth en 1949, académicien de la langue de son pays d'accueil, auteur d'œuvres célèbres telles que Léon l'Africain ou Origines, son voyage à travers le monde sur les traces de ses ancêtres.

Désormais, il pense qu'il faudra un miracle pour que cette planète redevienne « un endroit où il fait bon vivre ». Son dernier roman, Nos frères inattendus, est une dystopie qui ressemble à une réalité possible : la planète sombre dans l'obscurité en raison d'une panne de courant qui rompt d'un seul coup tous les liens. Une île minuscule sur laquelle vivent les personnages est le théâtre dans lequel les protagonistes de cet étrange court-circuit mondial dénouent les fils qui enserrent l'humanité, dans un drôle d'hymne à la fraternité inspiré par les enseignements de la Grèce antique.

C'est une fiction qui nous plonge dans le dérèglement du monde, titre de l'un de ses derniers essais. Toutefois, elle ne se lit pas seulement comme un roman, mais aussi comme un signal d'alarme, que résume le titre de l'unique œuvre de la romancière qui tient l'un des rôles principaux : L'avenir ne vit plus ici. Nous sommes en danger, selon Maalouf, et pas seulement dans ce qui sort aujourd'hui de son imagination de conteur de fictions.


EL PAÍS. - Comment êtes-vous arrivé à cet exercice de divination littéraire ?


Amin MAALOUF. - J'avais déjà terminé l'écriture de ce livre avant la crise actuelle, et en réalité, je me suis demandé s'il valait mieux le sortir aujourd'hui ou attendre. Ensuite, je me suis dit qu'il était utile pour décrire les choses qui se passent actuellement. C'est vrai qu'il s'agit d'une œuvre empreinte de nostalgie et d'utopie. J'ai observé le monde ces dernières décennies, et j'ai déjà écrit quelques essais décrivant ce qui allait mal. Les Identités meurtrières, Le Dérèglement du monde, Le Naufrage des civilisations... J'ai la sensation, très forte, que nous sommes sur une mauvaise voie. Si nous restons sur cette voie, nous arriverons à la pire des situations. Il nous faut imaginer une autre société. J'ai choisi ce moment de l'histoire, la splendeur de la Grèce, parce que cette époque me paraissait correspondre à l'enfance d'une l'humanité qui n'avait jusque-là pas engrangé beaucoup de connaissances. Puis, soudain, sur deux à trois générations, il s'est passé quelque chose qui prouve que notre espèce a la possibilité de réaliser quelque chose de totalement inattendu. C'est de là que vient le titre. Il s'agit bien entendu d'une allégorie : la réalité n'est pas celle qui est décrite dans cette fiction. Mais après avoir écrit ces essais, j'avais besoin de dire qu'il y avait de l'espoir, que peut-être, un jour, quelque chose de différent se produirait.


Ce qui n'arrive jamais, c'est que l'ensemble de l'humanité soit victime d'un accident. Or, dans cette crise, nous avons tous subi le même accident

Amin Maalouf

Les personnages sont confinés sur une île reculée de l'Atlantique qui devient le centre du monde. On ne peut pas lire ce livre et ne pas penser à la pandémie.

Chacun d'entre nous pourrait, un jour, être victime d'un accident. On sort de chez soi, et en une fraction de seconde, on peut glisser, tomber et se briser les os. S'en suivront peut-être des mois ou des années d'hôpital. Ce qui n'arrive jamais, c'est que l'ensemble de l'humanité soit victime d'un accident. Or, dans cette crise, nous avons tous subi le même accident. Cela n'était jamais arrivé auparavant, et cela n'aurait pas pu se produire, car jamais nous n'avions été autant interconnectés. C'est la première fois que nous sommes tous confrontés au même problème. Et nous nous sentons extrêmement vulnérables. La maladie en elle-même est beaucoup moins virulente qu'Ebola ou la grippe espagnole de 1918, mais elle a fait s'arrêter d'un seul coup le monde entier.

Nous avons des manières très différentes de réagir à cette situation, et en même temps, nous partageons le même destin. Ce qui se passe dans une province de Chine se passera à Milan, à New York, partout. Et malgré cela, nous ne sommes pas unis : pas même en Europe, et pas même à l'intérieur d'un même pays. C'est vraiment une métaphore de ce qui nous arrive... J'ai écrit ce livre avant tout cela, parce que les obstacles auxquels nous sommes confrontés existaient déjà. Ne pas arriver à travailler ensemble, ne pas pouvoir construire l'avenir en étant tous unis... Ils sont là, partout dans le monde, y compris là où l'on commence à préparer l'avenir ensemble. L'Europe ne fonctionne plus, l'ordre mondial a entièrement disparu.

Alors, vers quoi nous dirigeons-nous ?

N'importe quoi peut se produire, n'importe quel conflit : une nouvelle guerre froide, mais pas nécessairement froide. Nous pouvons aller dans n'importe quelle direction et nous n'avons aucun moyen d'y résister. Nous pourrions avoir une alerte nucléaire, ou d'autres types d'alertes. Notre monde peut s'arrêter par la volonté d'une seule personne, ou par sa propre volonté. Tout peut s'arrêter pendant que nous nous demandons où nous allons. Ce roman est le fruit de mon inquiétude pour le monde, telle que je l'ai déjà exprimée dans mes précédents livres, et en même temps, je voudrais garder l'espoir que notre espèce soit capable de produire quelque chose qui empêchera une catastrophe majeure.

L'Antiquité qui vole au secours de l'humanité, et des États-Unis, dont le président dirige le monde. Les frères inattendus qui impulsent le changement, à la stupeur de Milton, nom que vous avez donné à celui qu'incarnerait aujourd'hui Donald Trump... Vous n'avez pas l'air d'avoir pensé à Trump...

Non ! Ha ha ha ! Ces frères inattendus signifient qu'aujourd'hui, il nous faut un miracle, sous une forme ou une autre, mais au lieu d'imaginer un miracle dont seul Dieu connaîtrait la provenance, j'ai tenté d'imaginer un miracle qui s'est produit dans l'histoire de l'humanité, dans l'Antiquité, lorsque nous avons réalisé quelque chose d'inattendu. Un miracle qui, j'en ai l'espoir, se produira à nouveau un jour. En ce qui concerne les États-Unis, j'ai toujours été fasciné par la vie politique de ce pays. Ce qui m'a paru intéressant, c'est la comparaison avec 1492. À cette époque, des civilisations ont été surprises de rencontrer quelque chose qu'elles ne connaissaient ni n'attendaient, et immédiatement, elles sont devenues obsolètes, et de là est venue leur destruction... Qui, aujourd'hui, représente notre civilisation ? Je ne pouvais faire autrement que choisir quelqu'un qui se trouve au centre du pouvoir, dans le lieu le plus important du monde.

Chaque Administration américaine, l'une après l'autre, a détruit cette position de pouvoir qui lui imposait d'être le parrain de l'ordre mondial. Au lieu de cela, ils ont détruit l'ordre mondial

Amin Maalouf

La réalité, toutefois, est que ces quatre dernières années, cette personnalité a été incarnée par Donald Trump... Vous citez Shakespeare : «Un ciel si sombre ne pouvait s'éclaircir que par un orage».

Pendant au moins un siècle, on a parlé du déclin du monde, et à chaque fois, on a cité Spengler, et on a fini par prouver que les Cassandres s'étaient trompées. L'hégémonie de l'Occident a fait face à toutes sortes de menaces, et que celles-ci viennent du communisme ou de puissances d'Asie, à chaque fois, l'Occident a démontré sa capacité de les surmonter. Ensuite, l'Occident est sorti vainqueur de la guerre froide. Et pas seulement l'Occident, mais une superpuissance, les États-Unis, qui avait déjà gagné les deux Guerres mondiales et qui gagne ensuite la Guerre froide, qui a été une sorte de Troisième Guerre mondiale contre l'URSS et les communistes. À ce moment, on avait l'impression que la suprématie américaine durerait toujours. Ce que nous avons vu, c'est qu'une superpuissance pouvait, à cause de ses erreurs, perdre sa position hégémonique, une administration après l'autre, jusqu'à arriver à la dernière en date, qui est une caricature de toutes les précédentes.

Pourquoi cette histoire s'est terminée par une caricature ?

Je pense que ce qui s'est passé ces 30 dernières années, c'est une série d'erreurs, parfois dues à l'ignorance, parfois à l'arrogance, mais chaque Administration américaine, l'une après l'autre, a détruit cette position de pouvoir qui lui imposait d'être le parrain de l'ordre mondial. Au lieu de cela, ils ont détruit l'ordre mondial. Ils se sont embarqués dans toutes sortes d'aventures et, ce qui est pire, ils ont perdu leur légitimité morale. Les États-Unis sont censés être le ciment de la légitimité et de la décence morale du monde. Ce qui s'est passé avec le président qui achève aujourd'hui son mandat, c'est un effondrement total. Les États-Unis ont perdu leur autorité morale, et il n'y a plus personne qui a une telle autorité.

Ce livre semble être une tentative d'éteindre des incendies qui ravagent le monde entier.

Oui, jusqu'à un certain point. Le narrateur décide de quitter sa vie d'avant pour se rendre sur une petite île et observer sereinement le monde, mais à un moment, cette sérénité se fissure. Même la petite île où il habite se retrouve affectée par les conséquences de ce qui se passe sur la planète. J'ai bien entendu moi-même cette tentation de me réfugier sur une île pour tenter de comprendre ce qui se passe dans le reste du monde, mais on ne peut être totalement serein lorsque tout est en ébullition. Il ne suffit pas d'être lucide. Il arrive un moment où l'on voudrait crier « cessez cette folie ! » Il nous vient l'envie de hurler au capitaine du Titanic « freinez, on fonce tout droit sur l'iceberg ! » Le roman est peut-être un moyen de crier pour faire cesser la folie, d'imaginer qu'autre chose est possible.

Je pense que le monde d'aujourd'hui est un endroit bien plus cruel qu'à l'époque de Camus. Il y avait alors un certain sens de la décence qui a disparu. Il règne aujourd'hui une cruauté généralisée, un irrespect de tout

Amin Maalouf

Dans le livre, un incendie survient au Potomac. Impossible de ne pas penser au récent incendie au port de Beyrouth...

Évidemment, ce qui s'est passé à Beyrouth me touche, mais je ne peux m'empêcher de me dire que c'est le reflet du pays où je suis né, d'un monde qui est devenu fou, dans lequel il n'y a pas de règles, dans lequel les petits pays sont abandonnés à leur sort... Dans notre monde, les gens ne peuvent pas ou ne savent pas vivre ensemble, ils ne savent pas surmonter les différences de religion, de couleur, ou autres. Les gens s'étouffent dans leur propre identité et dans leur confrontation aux autres... Je pense que nous sommes déjà assez arrivés loin dans le processus d'autodestruction. Il nous faut réagir, imaginer quelque chose de différent, un genre de lien nouveau entre les nations et les communautés humaines. Nous devons réinventer le monde.

Votre personnage dit «Ces dernières années, le monde a servi de champ de bataille pour le pillage et la haine. Tout a été dévoyé : l'art, la pensée, les idées, l'écriture, l'avenir, le sexe, la collectivité». Cela paraît évident que cette phrase, c'est vous qui la prononcez.

Au cœur de ce récit, il y a une histoire d'amour entre un homme qui dessine des caricatures et une femme qui écrit des romans. Je suis, en quelque sorte, le parrain de ce couple. Je dirais que les idéaux de ces deux personnages - Alec et Ève - viennent de ce que moi, je ressens. Il essaie de décrire le monde, contre lequel il n'est pas fâché. Elle, par contre, l'est, et ces deux visions sont les miennes. Leur opposition ne les empêche pas de nourrir un amour. Je pense que les contradictions entre ces deux personnes sont celles qui m'habitent. Parfois, je regarde l'humanité avec sérénité, depuis la distance qu'offre l'île, mais en même temps, les choses qu'Ève dit, je les tire du plus profond de mon être. La révolte contre le monde tel qu'il devient est quelque chose de très présent chez moi.

Albert Camus a écrit, dans L'Envers et l'Endroit , «la belle chaleur qui régnait sur mon enfance m'a privé de tout ressentiment...» On s'en souvient aujourd'hui, quand à Paris, au lendemain de l'assassinat d'un professeur français par un fanatique djihadiste, on cite la lettre de remerciements que Camus a envoyée à son maître d'école.

Je pense que le monde d'aujourd'hui est un endroit bien plus cruel qu'à l'époque de Camus. Il y avait alors un certain sens de la décence qui a disparu. Il règne aujourd'hui une cruauté généralisée, un irrespect de tout. Cette nouvelle m'a chamboulé... Une société comme la nôtre, en France, se sent impuissante. Elle devrait être capable de changer les gens, de les intégrer, mais de toute évidence, elle n'y parvient pas. On a l'impression de ne plus savoir quoi faire, de ne plus savoir comment éviter que ces comportements nous transforment nous-mêmes. Le ressentiment nous amène à rechercher la vengeance. C'est l'un des problèmes qui me préoccupent le plus actuellement. Malheureusement, nous n'avons pas de solutions pour ce genre de difficultés. En tout cas, pas de bonnes solutions. On parle, on essaie de se consoler, mais on ne sait pas quoi faire. Nous n'avons aucune idée de comment résoudre ce problème.


Pour citer de nouveau Camus, vous êtes peut-être devenu un homme révolté...

Je le suis. Absolument. Malheureusement, nous avons encore plus de raisons d'être révoltés qu'à l'époque de Camus, parce que le monde a perdu tout sens de l'orientation. On se tape la tête contre les murs. Dans le livre, c'est Ève qui me permet le mieux d'exprimer ma révolte : elle est profondément révoltée, et chaque mot qui sort de sa bouche traduit la révolte qui habite mon être.

Elle intitule elle-même son roman L'avenir ne vit plus ici.

Il faudra un miracle pour que cette planète redevienne un endroit où il fait bon vivre.


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