mardi 10 novembre 2020

Georges Vigarello : Histoire de la fatique

 L’Impressionnant récit de 1000 ans d’épuisement

Avec son impressionnante Histoire de la fatigue, l’historien français Georges Vigarello décrit tout ce qui nous épuise depuis le Moyen Âge. À découvrir sans faute.


Avant que l’historien français Georges Vigarello le fasse, personne ne s’était encore vraiment penché sur la façon dont la fatigue avait été perçue et vécue à travers les siècles. Parce que le sujet était soporifique ? Oh que non, loin de là ! Mais comme aucun livre n’en brossait déjà les grandes lignes et que la fatigue en tant que telle n’a jamais été tout à fait la même d’une époque à l’autre, il y avait là tout un travail de pionnier à accomplir.  

«Quand j’ai commencé à m’intéresser à la fatigue, j’ai eu l’impression d’être au cœur de l’océan Pacifique, sur une petite planche ballottée par les vents », se rappelle Georges Vigarello, qu’on a pu joindre chez lui, à Paris. « Lorsqu’on s’interroge sur ce qui limite l’humain, sur ce qui fait obstacle à ses comportements, il y a la mort, la maladie, la fatigue. On a beaucoup parlé de la mort, et toutes les grandes maladies ont été explorées historiquement. Mais la fatigue ? Elle est tellement naturelle qu’on n’y songe pas et en plus, il y a toujours eu une espèce de fierté à dire qu’on ne se fatiguait pas. Alors cette fatigue, c’est dans les creux qu’il faut la chercher. Ce n’est qu’une fois habitué à la repérer dans les marges qu’on peut voir les différences, remarquer à quel point la fatigue s’est développée, étendue et complexifiée au fil des siècles.»  

Les fatigues d’antan

Au Moyen Âge, la fatigue était en effet exclusivement physique. Au palmarès des individus les plus épuisés figuraient sans conteste tous ceux qui étaient appelés à se déplacer sur une base régulière (voyageurs, marchands, pèlerins, chevaliers errants, etc.). Les chemins n’étaient pas très sûrs et les distances souvent longues, certes, mais il faut aussi se rappeler qu’à ce moment-là, les bonnes chaussures de marche n’existaient pas. Pas plus que les sacs de couchage bien moelleux, les parapluies ou les barres protéinées ! Quant à la fatigue liée au travail des champs, on s’en moquait alors éperdument car elle ne concernait que les personnages les plus vils de la société. 

«Si on passe à l’époque classique, on va voir la fatigue de guerre apparaître, combattre étant devenu un métier, explique Georges Vigarello. Puis, avec les cités qui grandissent et qui prennent de l’importance, d’autres types de fatigues vont peu à peu émerger, que ce soit à cause du bruit qui nuit au sommeil, ou des nouvelles fonctions qui s’installent : la fatigue des ministres, la fatigue des courtisans qui s’épuisent en se soumettant aux ordres des autres, etc. Et à partir du siècle des Lumières, les descriptions vont commencer à impliquer des fatigues de l’esprit : “Je suis fatigué de vous entendre”. En fait, au fur et à mesure que le temps se déroule, la fatigue va de plus en plus souvent avoir un caractère psychologique. Les grands romans du XIXe siècle le montrent. Dans Zola, par exemple, les fatigues sont des épuisements organiques, mais aussi des épuisements nerveux.»

Les fatigues contemporaines

Un sondage réalisé l’an dernier par la firme Léger indique que 40 % des Québécois (et 57 % des Canadiens !) auraient déjà souffert d’épuisement professionnel. Un mal relativement nouveau puisque, comme on peut l’apprendre dans Histoire de la fatigue, ce n’est qu’en 1980 que le psychologue et psychothérapeute américain Herbert Freudenberger a réalisé qu’à l’instar des ampoules, l’être humain aussi pouvait griller s’il était soumis à de trop nombreuses tensions. 

Est-ce à dire qu’on est nettement plus fatigué qu’aux siècles derniers ? «Répondre à cette question n’est pas évident du tout, affirme Georges Vigarello. Je vais prendre l’exemple de la douleur. Avant, on était davantage confronté à la douleur que maintenant, parce qu’on coupait les bras sans anesthésie ou qu’on n’avait rien pour soulager les maux importants. On peut donc dire que la douleur ancienne était plus forte que la douleur contemporaine. Comparer les fatigues d’hier et d’aujourd’hui est en revanche plus trouble, car il est difficile de comparer des sensibilités. Il y a eu une bascule au début du XXe siècle. Le moi est devenu important et ce moi ne peut plus supporter que l’autre vienne enjamber son espace psychologique. Lorsqu’on est obligé de subir, ça devient vite intolérable et ça peut entraîner stress, burn-out et suicide. Alors ce qui est certain, c’est que la fatigue a profondément pénétré notre quotidien.»


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