Corine Pelluchon:
"Il faut avoir le courage d'avoir peur"
23/03/20 11h00
Aujourd'hui, la philosophe Corine Pelluchon interprète la pandémie comme un symptôme de la crise écologique, et enjoint à "avoir le courage d'avoir peur" pour "passer du savoir à la sagesse .
#OnResteOuvert:Fermons nos portes, pas nos esprits !
La philosophe Corine Pelluchon, dont les travaux sont au carrefour de ll!..Q animale, de la santé environnementale et de la vulnérabilité, fera bientôt paraître un livre au titre prémonitoire: Réparons le monde (éd. Rivages/Poche). Dans cet entretien, la professeure à l'université Gustave Eiffel met en lien la pandémie actuelle avec la crise écologique, met en garde contre le "risque majeur du repli sur soi nationaliste et autoritaire, et appelle à "passer du savoir à la sagesse" en matière de crises environnementales et sanitaires.
Avez-vous l'impression de vivre un moment tout à fait inédit?
Corine Pelluchon - C'est inédit parce que cela frappe chacune. Mais les causes de cette crise ne sont pas une surprise: de nombreuses crises sanitaires et environnementales sont liées au fait que nous détruisons l'habitat des animaux sauvages, qui se rapprochent de nous, et nous transmettent les Virus dont ils sont1es hôtes. Ces crises soulignent la responsabilité individuelle et collective des humains, et pointent l'aberration de nos modes de consommation et de production.
Elles témoignent de la nécessité d'un changement profond de notre modèle de développement.
Quelles sont les responsabilités profondes de cette crise? Y a-t-il un lien entre destruction des écosystèmes et pandémies?
Oui. Je fais partie du Conseil scientifique de la fondation pour la Nature et l'homme, et nous n'arrêtons pas de le dire. Exploiter comme nous le faisons les forêts, détruire la biodiversité , élever dans des fer mes- usines des animaux, cela a un coût environnemental et sanitaire. Quant aux animaux sauvages, il faut les laisser vivre selon leurs normes propres dans leurs territoires' C'est pourquoi la cause majeure de cette crise réside dans l'aberration de certains modes de consommation, de production et d'échanges. La mondialisation a atteint un degré délirant. On a fait de la nature un déchet et transformé les animaux en simples ressources . Tout cela nous revient en pleine figure. Il importe d'adopter une approche globale combinant le respect de l'environnement, la santé, la justice sociale, le bien-être animal. La transition écologique est au cœur d'un projet de civilisation répondant à ces quatre objectifs et nous permettant de reprendre en main notre destin pour éviter la déshumanisation et la destruction.
On est tous frappés par notre vulnérabilité face à ce virus. Comme si soudain, nous découvrions que nous sommes bien mortels...
Ce qui est pointé à travers cette crise, c'est notre vulnérabilité universelle, la vulnérabilité de l'humain exposé à des agents pouvant le blesser. On l'avait oubliée , car on n'a pas pris assez au sérieux la corporéité, le fait que nous sommes faits de chair et de sang, et qu'habiter, c'est cohabiter avec les autres, partager la Terre avec les humains et les non-humains. Actuellement , notre modèle repose sur une habitation irrationnelle et injuste de la Terre. Cette crise nous sidère, mais elle n'est pas née de rien. On ne savait pas comment ni quand elle allait éclater , mais il était évident qu'il y aurait des crises sanitaires graves. Il y a dix ans déjà, nous avions publié sous la direction d'Emmanuel Hirsch, directeur de l'Espace éthique AP-HP, un livre collectif sur les pandémies.
» A lire aussi: Daniel Cohen: "Cette crise peut être un accélérateur du capitalisme numérique "
Pourtant, beaucoup sous-estimaient la menace que représentait le Coronavirus, lorsqu'il est apparu en Chine...
C'est comme pour le réchauffement climatique : les individus mettent en œuvre des stratégies de défense psychologiques pour ne pas croire ce que, pourtant, ils savent. Ils fuient. C'est toujours l'autre qui meurt , ou qui est malade. On n'a pas le courage de voir en face le danger. Dans le recueil Hiroshima est partout: journal d'Hiroshima et de Nagasaki, Günther Anders évoque les vertus à développer à l'âge atomique pour éviter l'extinction. Il pointait déjà notre aveuglement face à l'apocalypse. L'humanité vit avec des dangers majeurs - comme le nucléaire - mais elle nie la réalité, s'enferme dans le présent , sépare sa raison et ses émotions. A l'âge des grandes crises sanitaires et environnementales , il faut pourtant avoir le courage d'avoir peur, et surtout passer du savoir à la sagesse.
Savoir, c'est avoir une information. Comprendre, c'est en prendre la mesure , incorporer une connaissance. Günther Anders essayait par ses écrits, y compris par la fiction, de créer les affects permettant aux gens de prendre conscience des menaces qui pèsent sur eux, non pas pour qu'ils se sentent impuissants, mais pour qu'ils agissent de manière responsable. Cela vaut aussi pour l'usage des technologies. Car nous ne savons pas ce que nous faisons et agissons comme des robots. D'autres crises vont sans doute survenir, on ne sait pas d'où ni comment, mais elles viendront. Il faut anticiper et faire les efforts , individuellement et collectivement, pour consommer moins, réorganiser la société, en re-territorialisant la production , afin de limiter les transports inutiles, d'avoir une certaine autarcie alimentaire et économique en période de confinement , et ne pas tout bloquer.
Cette catastrophe peut-elle être un porte-voix pour toutes celles et ceux, minoritaires, qui défendent depuis longtemps un tel changement de paradigme?
J'aimerais bien vous dire que oui, mais ce n'est pas sûr. Regardez après Auschwitz ,
croyez- vous que l'humanité soit devenue plus sage? Regardez Fukushima, c'était en 2011, et on n'a pas arrêté le nucléaire! Cette catastrophe peut aussi pousser les gens
à reprendre leurs vieilles habitudes et à se jeter dans la consommation pour oublier. Il est donc important de prendre le temps de réfléchir à ce qui est essentiel, à la manière dont on peut vivre mieux, avec moins. Cela demande un remaniement profond de ses valeurs, afin de prendre conscience du monde qu'on veut transmettre , et cela nécessite de se réconcilier avec sa vulnérabilité. Or les gens fuient souvent leur vulnérabilité, surtout dans notre monde où beaucoup n'ont jamais con nu de privations et n'ont pas été confrontés aux limites de leur pouvoir. Beaucoup n'ont jamais vu de cadavres. Ce n'est pas mon cas, car mon frère est mort quand j'avais vingt ans et j'ai aussi travaillé sur la fin de vie. La fragilité de la vie et des choses humaines et la réalité du mal, du mal qui est fait, y compris aux animaux, sont constamment présentes à mon esprit...
Nous ne sommes pas démunis cependant. Comme j'ai essayé de le montrer dans Ethique de la considération , on peut arriver à se transformer profondément et voir naître en soi de nouveaux désirs, comme la sobriété. Mais surtout , il est important d'apprendre à traverser les émotions négatives que sont la peur, l'angoisse, la colère.
On peut et même on doit transformer sa souffrance en engagement en faveur du monde et des autres. Sinon c'est stérile et destructeur. Il est aussi indispensable de négocier avec celles et ceux qui ne pensent pas comme soi pour dégager des pistes sur lesquelles il est possible de s'entendre. On peut ainsi mettre en place des solutions concrètes et constructives sur la transition écologique, énergétique, sur l'alimentation, l'élevage, etc. C'est fondamental dans une démocratie pluraliste. Cela implique d'apprendre à faire un pas de côté pour sortir de l'entre soi et penser à ce qui peut avoir du sens à l'échelle de la communauté . Les vertus dialogiques, civiles et civiques, ne sont pas innées, mais il nous appartient de les cultiver. Sinon, la démocratie n'est qu'une coquille vide.
Au niveau individuel, cela passe par l'humilité, qui n'est pas une vertu, mais une méthode. "Humilité" vient d'humus en latin, qui signifie terre , sol. Rappe lons - nous que nous sommes engendrés, charnels, interdépendants, et que nous sommes opaques à nous-mêmes , faillibles, e n proie à la démesure et à la toute-puissance. Ce rappel permet de conserver la mesure, qui est l'autre nom de l'éthique.
Emmanuel Macron a donné plusieurs allocations dans lesquelles il remet en avant l'importance du service public. Faites-vous confiance à l'Etat pour pallier notre vulnérabilité?
Il est essentiel que, comme Emmanuel Macron l'a dit le 12 mars, certains biens et services - comme l'éducation, la santé, les transports - soient soustraits à la règle du rendement maximal. On n'éduque pas, on ne soigne pas et on n'élève pas des vivants comme on fabrique des boîtes de conserve. Il faut réorganiser le travail en fonction du sens des activités. Je l'attends sur ce sujet et sur la transformation du modèle de développement qui exige une rupture avec le néo-libéralisme et le productivisme.
Maintenant , je voudrais dire que si nous n'avons pas confiance dans les personnes qui nous représentent, nous sommes perdus. La confiance dans les politiques, même si on n'est pas toujours d'accord avec leur ligne politique, est cruciale et , en ce moment, ils se donnent du mal. Il faut aussi le reconnaître, et ne pas voir seulement ce qui ne va pas. Sinon c'est le chaos et, avec lui, ce sera la tyrannie.
Cette crise aura-t-elle des effets àl ong terme sur la manière dont on fera de la
politique à l'avenir ?
Rien n'est sûr. Au niveau théorique, ceux qu'on avait du mal à convaincre de
la nécessité de la transition écologique et de l'approche globale associant santé, environnement, rapport aux animaux, justice, vont peut-être davantage nous écouter ! Mais au niveau de la manière de faire, cette crise comporte un risque majeur: celui du repli sur soi, du nationalisme et de l'autoritarisme. Cette crise peut hélas renforcer certains partis de droite extrémistes ou autoritaires . Il ne faut pas minimiser cette possibilité, qui serait une deuxième catastrophe, démocratique cette fois. Il faudra être très vigilant. Si les souffrances , les épreuves, les guerres rendaient les gens beaucoup intelligents et vertueux, cela se saurait!
Les médias auront donc une responsabilité majeure, celle de faire passer des messages justes et de faire entendre la voix de personnes qui sont constructives et ne cherchent pas à diviser la société. Ces derniers temps, on a surtout entendu, sur un tas de sujets, de personnalités narcissiques et dominatrices, dont les compétences étaient bien floues, mais qui faisaient le buzz. Vous journalistes , vous pouvez, par les choix que vous ferez, encourager soit le clash, soit la réflexion critique. Vous, femmes et hommes de médias, avez l'occasion de rappeler que vous êtes essentiel-les à la
santé de la démocratie, c'est- à- dire que vous êtes les garantes de l'expression de la conflictualité et de son encadrement. La conflictualité et le pluralisme , ce n'est pas le clash permanent, le dogmatisme et le machisme discursif. li faut aussi faire entendre la voix de ceux qui réparent le monde sans bruit, car ils donnent envie d'innover.
Comment imaginez-vous le monde d'après ? Qu'en espérez-vous ?
Je voudrais moins de paroles en l'air, mais des discours vrais suivis d'actes. Donc je voudrais de la fiabilité , source de confiance . Et de la profondeur . Enfin, sans pragmatisme au sens banal comme au sens philosophique du terme, on n'arrivera à aucun résultat. Il import e de se donner les moyens d'expérimenter et d'instituer progressivement le bien commun. Il faudra, à l'avenir, arrêter de camper sur des positions idéologiques et développer une réflexion critique sur le présent. Et chacun doit déjà pense r à la manière dont il peut être, à son niveau, un acteur de la transition écologique et solidaire.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Dernier ouvrage paru: Pour comprendre Levinas. Un philosophe pour notre temps,
Seuil, 2020.