vendredi 24 avril 2020

Interview Sense Agency - Patrick Baudry: Comment un astronaute vit il le confinement

Patrick Baudry, astronaute célèbre et Ambassadeur de l’ONU, conférencier pour SenseAgency, fait le parallèle entre le confinement dans l’espace et le confinement sur terre.

mardi 21 avril 2020

Boris Cyrulnik : “Après la crise du coronavirus, la culture de la performance sera critiquée”

http://courriercadres.com/management/conduite-du-changement/boris-cyrulnik-apres-la-crise-du-coronavirus-la-culture-de-la-performance-sera-critiquee-20042020


Boris Cyrulnik : “Après la crise du coronavirus, la culture de la performance sera critiquée”



lundi 20 avril 2020, par Fabien Soyez
SOURCE : Courrier Cadres

Boris Cyrulnik est neuropsychiatre et conférencier. Selon lui, après la crise du Covid-19, de nombreuses entreprises, à l’arrêt ou ralenties actuellement, devraient faire preuve de résilience. Jusqu’à changer leur façon de produire, d’organiser le travail et de manager.


Comment analysez vous la crise actuelle, pensez-vous qu’il s’agit d’une épreuve enrichissante pour les entreprises en matière de résilience ?

Définissons d’abord la résilience : il s’agit de la capacité à vivre, à réussir et à se développer en dépit de l’adversité. La résilience, c’est la reprise d’un nouveau développement après un traumatisme, et elle s’applique aussi aux entreprises. Après un choc, une crise, certaines sont traumatisées, mais se relèvent. Le trauma peut être collectif et individuel et concerner tant l’entreprise que les individus qui la composent.

La crise actuelle n’est qu’une épreuve parmi d’autres pour les entreprises, qui connaissent régulièrement des vagues de licenciement, des rachats, des fusions, des bad buzz, des problèmes financiers… Mais cette période devrait changer énormément de choses dans notre société. C’est pourquoi la plupart des organisations vont donc surmonter ce cap et faire preuve de résilience. Pour déclencher un processus de résilience, elles doivent s’adapter, revoir leur copie. Car si elles répètent le même processus qu’avant la crise, elles risquent de disparaître.


La crise du coronavirus va-t-elle changer le fonctionnement des entreprises ?

Des épreuves comme celle que nous vivons actuellement, il y en a régulièrement depuis des siècles. À chaque fois, cela nous oblige à changer de manière de vivre, donc de consommer, d’échanger, de produire et de travailler.

Si l’on ne change pas de manière de vivre, on remet en place les conditions de la catastrophe : un mode de consommation et des transports internationaux qui répandent un virus aux quatre coins du globe et de la France, des entreprises inadaptées au confinement et à la distanciation sociale, des modes de production trop dépendants de l’importation/exportation et de la délocalisation.

Statistiquement, la plupart des entreprises reprennent malgré les blessures et les échecs. Dans quelques mois, il y aura sans doute énormément de faillites, de petites entreprises qui ne pourront pas redémarrer, qui vont licencier, qui auront des dettes… Pour éviter cela, les autres seront obligées de s’adapter. Elles devraient probablement relocaliser leur production, réduire la part des importations dans ce processus, diversifier leurs activités, réorganiser les circuits de distribution en les ramenant à une échelle européenne plutôt que mondiale.

Les entreprises reverront aussi forcément leur organisation du travail : télétravail, horaires flexibles, autonomie des collaborateurs… tout ce qui aura été expérimenté pendant la crise avec plus ou moins de succès. Le télétravail avait déjà commencé à se développer avant la crise, mais il sera désormais incontournable, impératif. Il faudra aussi réorganiser les lieux de rencontre, ainsi que permettre une plus grande agilité dans le temps de travail.

Le confinement va-t-il changer également notre rapport au travail ?

Globalement, notre culture de la consommation, de l’éducation, du travail, vont inutilement vite. Il y a eu ces dernières décennies une sorte d’emballement global dans notre société ; un emballement qui a d’ailleurs provoqué l’épidémie de coronavirus, de par le boom des transports et de la consommation.

Pendant ce confinement, nombreux sont ceux qui découvrent qu’il est possible de travailler tout en prenant son temps. Avant cette période, j’avais par exemple des réunions, des cours et des conférences pratiquement tous les jours. Et soudain, je me suis retrouvé confiné, avec la possibilité d’aller à mon rythme, de travailler, de lire, puis de recommencer à travailler… Nous vivions jusqu’ici dans une culture du sprint. Nous étions toujours dans une course : vite se préparer le matin, vite sauter dans un train ou une voiture, vite travailler, vite manger… Sans avoir le temps de réfléchir, de rêver et de vivre l’instant présent. Maintenant, nous redécouvrons le silence, et nous réalisons que ce “sprint” n’était pas forcément nécessaire. Nous nous rapprochons aussi de nos familles, de nos collègues. Alors que nous sommes tous séparés par la distance, nous renforçons ou créons de nouveaux liens.

Nous prenons ainsi conscience de l’importance du lien social et de la solidarité, à tous les niveaux, notamment entre collègues. Nous constatons que la bienveillance est plus efficace que la quête de productivité. Demain, nous allons freiner sur tous les plans : nous consommerons moins mais mieux, nous réduirons le rythme de travail de nos enfants à l’école, et en entreprise, nous reverrons aussi nos priorités. La culture de la performance sera critiquée. Cette période va donc changer les relations dans l’entreprise, les cadences, le management, mais aussi notre rapport au travail.

Les relations humaines l’emporteront sur la recherche de la réussite professionnelle, l’addiction au travail et le surmenage. Et de cette période de confinement, émergera peut-être une nouvelle manière de vivre ensemble. Un maillage de future résilience pourra alors se tisser, dans la société, et dans les entreprises.

Les managers ont-ils un rôle à jouer dans la sécurisation des salariés actuellement ?

Les managers, qui jusqu’ici avaient pour fonction d’organiser un travail à flux tendu, des cadences et des rentabilités, devraient probablement changer de manière de travailler et de gérer leurs équipes. Ils seront davantage bienveillants et leur laisseront davantage de libertés.

En effet, pour tendre vers la résilience et renaître après une crise, une entreprise doit créer un nouveau schéma de développement. Pour cela, il faut que les collaborateurs eux-mêmes entrent dans le processus de résilience. Il appartient donc aux managers, mais aussi aux RH, de soutenir les salariés pendant cette épreuve et au-delà. Ils doivent pouvoir se sentir soutenus, afin de résister à cette situation difficile, et d’accepter ensuite de prendre un nouveau départ. Il s’agit d’organiser des réunions d’explication, des discussions pour faire en sorte que les collaborateurs ne se sentent pas seuls et puissent mettre des mots sur leur traumatisme, voire leur souffrance.

En parallèle, le management doit aussi organiser une réflexion collective sur les problèmes qui se sont posés durant la crise, sur les échecs ou les erreurs potentielles. Il pourra ensuite initier avec la direction un processus de résilience (collective et individuelle) et amorcer un nouveau développement.

Ce confinement est une véritable situation d’agression psychologique. Pendant cette période, nous forgeons tous nos propres facteurs de résilience. Mais nous ne sommes pas tous égaux devant la résilience. Ceux qui avant la crise avaient acquis des facteurs de protection (confort matériel, culturel, affectif et familial) vont faire un effort mais surmonteront l’épreuve et pourront facilement déclencher un processus de résilience. D’autres sont plus fragiles, plus vulnérables, car ils ont acquis moins de ressources internes par le passé. Ils risquent de ruminer, d’être réellement traumatisés et de foncer droit dans le mur. Pour leur permettre de se relever, il leur faut des tuteurs de résilience.

Pour surmonter le confinement, laisser le trauma derrière soi et atteindre la résilience, les liens humains et les interactions sociales sont essentielles. Les conversations échangées avec des proches, mais aussi des collègues ou le manager sont indispensables, pour peu que l’on se sente écouté, compris et estimé. C’est ce qui apporte la sécurité psychologique nécessaire pour sortir plus fort d’une épreuve et s’adapter suite à un traumatisme. Les enfants développent la résilience grâce à leurs parents, ou en tout cas grâce au sentiment d’être important aux yeux d’une autre personne. En ce sens, le rôle des dirigeants, des managers et des RH est de faire savoir à chaque collaborateur qu’il est important, de lui montrer qu’on le prend en considération et qu’on lui fait confiance. Ils doivent soutenir et accompagner leurs équipes, rompre la solitude de chaque salarié, et entretenir le lien ; dès maintenant.

Comment voyez-vous l’après coronavirus ? Pensez-vous que nous aurons appris quelque chose de cette période compliquée ?

Actuellement nous ne sommes pas encore dans la résilience, mais dans la résistance : nous affrontons un virus, nous avons peur pour nos proches, nous avons peur de perdre notre emploi, de voir notre entreprise couler…  Le mois dernier, nous étions un peu sidérés, hébétés, confus. Maintenant, nous organisons la résistance. Puis viendra le temps de changer de culture.

Il y aura probablement après la crise une augmentation du chômage, des faillites, et hélas, la solidarité que nous voyons actuellement se développer face au danger n’y résistera pas. Mais cette période ne pourra pas être oubliée, et notre culture (de la consommation, du loisir, de l’éducation, du travail) va changer.

Il faudra réfléchir à pourquoi cette crise est survenue, et ce que nous pourrons mettre en place pour être plus forts la prochaine fois. Certaines entreprises voudront sans doute revenir à la situation d’avant l’épidémie, à la culture du sprint, mais la performance ne sera plus une valeur phare. Il devrait y avoir après la crise des débats philosophiques passionnants sur le sujet.

lundi 20 avril 2020

Joseph Stiglitz: «Les Américains vont subir des pertes dévastatrices de revenus»



Joseph Stiglitz: «Les Américains vont subir des pertes dévastatrices de revenus»

Le prix Nobel d’économie analyse la gestion de la crise du coronavirus par les États-Unis.

Joseph Stiglitz est prix Nobel d’Economie 2001. Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro

jeudi 16 avril 2020

Interview exclusive de Bruno Marion : Comment faire face au Chaos ?









Surnommé le Moine Futuriste, Bruno Marion voyage dans le monde entier depuis 30 ans à la rencontre de PDG de grandes ou petites entreprises, de millionnaires, de gens en situation de grande pauvreté, de leaders religieux, de gurus en Inde et de gurus de la Silicon Valley, d’artistes, de membres des forces spéciales, de détenus en prison, d’activistes, de politiciens, d’entrepreneurs et de scientifiques. 

Il médite chaque jour et lit plus de 100 livres par an sur les dernières innovations scientifiques, technologiques, philosophiques et spirituelles. Il expérimente les nouvelles technologies de pointe, enquête sur les nouveaux modes de gouvernance, explore les nouvelles « smart cities » ou découvre de nouvelles manières de vivre disruptives.


LES HOUIMAIS ET LES ALLONZIS : LE TEMPS DES LEADERS


Les Houimais et les Allonzis




J’ai fait mon premier tour du monde à 26 ans. Il y a donc quelques années… et j’ai ensuite voyagé dans beaucoup de pays (note pour les plus jeunes : avant, il y a avait dans le ciel ce qu’on appelait des avions et on ne se souciait pas de notre empreinte carbone. Cela parait si loin…)

De manière étrange, j’ai rencontré dans presque tous les pays que j’ai visité l’existence de deux tribus: les Houimais et les Allonzis.

Les Houimais se reconnaissent par leur difficultés à évoluer. Les panneaux solaires c’est bien oui mais… Les éoliennes, c’est bien oui mais…Le bio, c’est bien oui mais… Cet article, il est bien oui mais… Ceci, c’est bien oui mais… Cela, c’est bien oui mais…

C’est assez facile (même si parfois un peu épuisant) d’interagir avec eux, vous savez toujours qu’à un moment ils vont dire  « oui… mais… »

Les Allonzis sont beaucoup plus compliqués à gérer. Ils ont toujours des idées bizarres et on ne comprend pas toujours ce qu’ils disent ni ce qu’ils font.

Avant, il y a longtemps, j’étais un Houimais. C’était très confortable parce que partout où j’allais je pouvais facilement trouver des membres de ma tribu. Il sont vraiment partout !

Et puis, j’ai trouvé ça assez ennuyeux. Et très inutile. Et très con finalement.

Alors, j’ai cherché à rejoindre la tribu des Allonzis… qui m’ont chaleureusement accueillis. Ils se sentent souvent un peu seuls alors ils sont toujours heureux d’accueillir un(e) nouveau membre 🙂

Avec les Allonzis

Comme vous le savez, je travaille depuis plus de 20 ans sur le chaos, les crises, les effondrements et surtout les l’émergence.

Ma mission est d’aider les personnes et les organisations à prospérer dans le chaos et à profiter des crises, en partageant une vision et des outils sur la façon de créer des émergences pour nous-mêmes, notre famille, nos communautés et le monde.

Alors, comme un de mes amis me l’a dit récemment : « c’est showtime pour toi ! »

En tant que futuriste, je ne sais pas à quoi ressemblera le monde dans 3 mois ou encore plus dans un an. Mais je suis sûr à 100% qu’il sera très très très différent du monde d’aujourd’hui.

Je partage depuis 20 ans que je pense que notre monde sera bientôt au bord de l’effondrement ou d’une émergence incroyable.

Le temps des leaders

Eh bien, bientôt, c’est MAINTENANT.

Je peux également vous dire que c’est le moment de faire preuve d’un grand leadership avec nos familles, nos organisations et nos communautés afin de traverser cette crise du mieux que nous pouvons et de créer des émergences incroyables et un monde meilleur pour nos enfants.

Alors comment, à votre niveau, en tant que parents, en tant que membre d’une équipe, en tant que manager, en tant que citoyen, pouvez-vous faire preuve de leadership ?

Si vous ne l’avez  pas encore lu, commencez par lire cet article ici et aussi cet article (ça vous aidera avec vos amis encore dans le déni).

Premier conseil, n’attendez pas de solution miracle venant d’en haut

Il n’y aura pas de Supreme Leader qui va nous sauver. Là aussi, pour les plus jeunes : nous avons essayé les Supreme Leaders dans le passé et cela n’a pas marché. Cela a même été un échec complet.

La solution, c’est moi, c’est vous (l’emergence dans les théories du chaos). Le pouvoir, c’est moi, c’est vous (l’effet papillon dans les théories du chaos).

Laissez les Houimais râler entre eux (et n’accordez pas d’attention au Houimais qui est encore en vous) et rejoignez les Allonzis. Ca va pas être facile et ca va être tellement excitant !

Trouvez ce que vous pouvez faire A VOTRE NIVEAU

C’est de là que tout va émerger. Comme une formule mathématique toute simple qui peut créer des images incroyables comme les belles images fractales.

Alors arrêtez tout pendant 5 minutes, ne pensez à rien. Puis posez vous la question : qu’est-ce que je peux faire AUJOURD’HUI pour mes enfants, pour mes parents, pour mes voisins, pour la caissière du supermarché qui ne trouve personne pour garder ses enfants…

Et pour finir quelques conseils pratiques.

Ecrivez et lisez votre rêve tous les jours et révisez vos routines

Un jour, j’ai demandé à mon ami John Peters, pilote d’avion anglais capturé pendant la première guerre du Golfe, qu’est-ce qu’il l’a aidé à survivre à 7 semaines de tortures et d’isolement. 

Il m’a répondu ceci :

tous les jours, je me visualisais tenir mes enfants dans mes bras à ma libération. Je sentais leur odeurs, la douceur leur peau, voyais leur regard… et tous les jours, je répétais des petites routines tous les jours dans ma cellule

Alors, je sais que rester confiné avec son téléphone portable, c’est beaucoup plus dur que 7 semaines de torture mais ça peut quand même nous servir 🙂

Alors, visualisez votre rêve et répétez vos habitudes quotidiennement.

Pour moi, c’est visualisation de mes rêves, méditation, lecture, exercices physiques, tour météo quotidien à la maison avec mes proches, etc.

Managez votre stress

C’est une période où nous sommes exposés à beaucoup de stress. Pour notre santé mentale et pour notre immunité, il est important de manager notre niveau stress. Personnellement, je fait des cohérences cardiaques plusieurs fois par jour. J’utilise l’app Respirelax.

Vivez bien le confinement

Je vous transmet les conseils de mon ami médecin, psychiatre, spécialiste du stress et conférencier, Patrick Légeron :

  •     Prendre soin de soi (se laver, s’habiller, se soigner, faire de la relaxation, de la méditation)
  •     Faire du sport adapté à son état de santé (si si c’est possible)
  •     Prendre et donner des nouvelles à ses proches, ses voisins par téléphone, en visio, par écrit
  •     Jouer avec ses enfants, ses proches (en direct ou via internet), son animal de compagnie
  •     Cuisiner (apprenez, créer, innover) pour manger plus sainement ou se faire plaisir
  •     Lire, apprendre une langue, regarder un film, apprendre des nouveautés
  •     Respecter son sommeil (se lever et se coucher à ses heures habituelles)
  •     Trier, classer, ranger ses papiers administratifs et son domicile
  •     Eviter ou limiter alcool, tabac et café
  •     Ne pas écouter ou regarder les informations plus de 20 minutes par jour




Rejoignez la tribu des Allonzis !
Ensemble on va créer un monde meilleur.
Soyez un(e) leader, restez concentré, soyez cool et gardez le sourire !







mardi 14 avril 2020

Webinar : Décryptage géopolitique du Covid-19 : zoom sur les USA avec Gérard Araud (10 avril 2020)



https://www.youtube.com/playlist?list=PLhcCVZqTfbFuXQ06euW1tqYA7NilGxWlQ

De nouveau le déclin de l’Empire américain ?


Avouez que c’est paradoxal : un virus apparaît en Chine :  on y fait face avec l’habituel cocktail des régimes autoritaires fait de mensonge, de dissimulation et d’arbitraire. Il se répand dans le monde : les démocraties font, à leur tour, preuve de leur défauts tout aussi habituels, l’impréparation, la discorde et le retard.  Et la voix publique donne la Chine gagnante… 
Les Européens sont d’autant plus disposés à pardonner à la Chine que celle-ci leur offre un plaisir auquel ils ont toujours aimé succomber, l’annonce du déclin de l’empire américain. Rappelez-vous pour ceux qui le peuvent, dans les années 50, c’était l’URSS qui, spoutnik oblige, allait l’emporter ; en 70, c’était, on l’oublie volontiers, le Japon qui inexorablement faisait la conquête du monde ; dans les années 90, l’Europe a eu – timidement et brièvement, je l’avoue – le vent en poupe et bien voilà, c’est le tour de la Chine. Avec toujours les mêmes clichés...
Du côté des Etats-Unis, vous pouvez être sûr que le social-démocrate qu’est tout Européen comparé aux Américains vous énoncera la litanie bien connue des inégalités, des tensions raciales, de la violence, de l’absence de système public de santé, de la financiarisation de l’économie et j’en oublie. Il faudrait que les Européens arrêtent de considérer que les Etats-Unis sont une extension de l’Europe et donc de les juger sur des critères européens. Les Etats-Unis ne sont pas une social-démocratie scandinave et ne veulent pas le devenir. Tout ce que nous relevons comme des tares sont les éléments d’une structure idéologique, sociale et politique cohérente et différente de nos sociétés européennes. Elles ne sont pas nouvelles et n’ont pas empêché les Etats-Unis de devenir la première puissance au monde ; elles ne les empêcheront pas de le rester.
Ce qui compte, c’est la primauté du dollar que la crise de 2008 a renforcée et que ni les velléités chinoises ni les rêves européens n’ont ébranlée ; un dollar sans lequel un Etat ne peut commercer et une grande entreprise survivre. C’est un système financier puissant et agile qui soutient l’innovation et l’esprit d’entreprise comme le savent tous nos innovateurs qui sont obligés d’y trouver le financement dont ils ont besoin et que ne leur fournissent pas ou pas assez nos banques. C’est un goût du risque qui accepte l’échec comme un enseignement et non comme une condamnation. Ce sont des universités auxquelles les Etats-Unis consacrent deux fois plus de moyens que la moyenne des pays de l’OCDE et donc de la France. C’est la Silicon Valley et ses géants tous américains. C’est une industrie du divertissement qui aujourd’hui doit faire rêver une bonne partie de l’humanité confinée. C’est aussi une langue. C’est enfin une puissance militaire sans égale qui pourtant n’accapare que 3,2% du PIB.  Comme d’habitude, les Etats-Unis risquent d’être frappés par la récession qui vient plus brutalement que les autres avant de rebondir plus rapidement aussi. Mais, les fondamentaux de la puissance américaine ne sont pas atteints.
En revanche, il est exact que nous sommes sortis de cette période atypique où les Etats-Unis, depuis l’effondrement du bloc soviétique, étaient la seule grande puissance. Nous connaissons un rééquilibrage des puissances au profit de la Chine, un retour de la Russie et peut-être une affirmation de l’Inde, le Brésil prouvant, une fois de plus, l’adage du général de Gaulle : ‘’une puissance d’avenir et qui le restera’’.  Mais de là à annoncer le triomphe de la Chine, c’est aller bien loin ; trop loin.
Non la Chine n’est pas ce monstre froid et rationnel qui va imperturbablement de l’avant vers la domination du monde.  Un peu comme on décrivait le Japon dans les années 70, image de l’asiatique oblige…  Les faiblesses de la Chine sont aveuglantes, que ce soit la démographie qui va imposer, en vingt ans, à ce pays une transition que nous avons mis un siècle à gérer, le tout sans système de retraite ; l’endettement colossal des entreprises d’Etat toujours non rentables ; la corruption généralisée ; la misère abjecte d’encore de centaines de millions de Chinois ; la pollution ; les tensions sociales qui se traduisent par une multitude d’incidents dans l’ensemble du pays ; sans oublier une position stratégique désavantageuse, entourée qu’elle est de puissants concurrents du Japon à l’Inde en passant par le Vietnam.  Et si l’économie mondiale trébuche, son cœur industriel qu’est aujourd’hui la Chine souffrira tout autant que les autres.
Un nouveau monde est en train d’accoucher. Il sera moins favorable à l’Occident que n’était l’ancien. Mais, les Etats-Unis y tiendront toujours le premier rang, sans doute pour encore assez longtemps.

jeudi 9 avril 2020

Interview Exclusive de Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à New-York ...

Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à New-York,  où  il séjourne actuellement, accorde une interview exclusive Sense Agency  sur  la crise du Covid-19 aux Etats-Unis.







Gérard Araud est un éminent diplomate de haut niveau reconnu pour ses compétences dans ce domaine ainsi que pour ses opinions directes et franches et pour ses réflexions sur la collaboration avec divers dirigeants mondiaux ces dernières années. Il est présent sur les médias sociaux et est un conférencier dynamique et engageant.

Il a écrit de nombreux articles sur l'histoire, la politique étrangère et sur la recherche d'un nouvel ordre mondial. Il est collaborateur de l'hebdomadaire français Le Point et administrateur de l'International Crisis Group.   Il a rédigé un mémoire sur sa vie et sa carrière "Passeport diplomatique. Quarante ans au Quai d’Orsay", publié en octobre 2019 chez Grasset.

mardi 7 avril 2020

Emmanuel Jaffelin : Le virus et l'ennui


http://www.lavie.fr/debats/idees/le-virus-de-l-ennui-31-03-2020-105061_679.php

Publié le 31/03/2020
Tribune

Pour le philosophe Emmanuel Jaffelin, auteur de l'Éloge de la gentillesse, l'ennui qui guette le citoyen confiné a deux visages : celui, négatif, de l'émotion triste qui paralysie, et l'autre, positif, d'une parenthèse qui nous ressource.


C’est une première : les pays touchés par le virus Corona imposent l’enfermement de leurs habitants chez eux avec quelques rares possibilités de sortie. Jusqu’à présent, c’étaient les coupables détenus en prison qui se retrouvaient privés de liberté. Aujourd’hui, c’est la grande majorité des citoyens dont le domicile est devenu une prison plus ou moins dorée. Si cette décision se justifie par le souci d’éviter une immense contamination des personnes, elle doit nous faire réfléchir à l’effet secondaire qui en résulte : l’ennui.

L'ennui - Gaston La Touche  - 1893 - Wikicomons

Quand s'ennuyer était un sentiment banal
Dans nos sociétés hyperactives, où nous nous déplaçons et ne restons jamais inscrits dans le quotidien à la manière d’un mot gravé dans le marbre, le confinement imposé par l’État fait renaître en nous ce sentiment ancestral qui fut évacué par notre mode de vie. S’ennuyer était un sentiment banal et traditionnel jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’homme pouvait s’ennuyer au travail, à domicile, à l’église ou sur la route. Mais à partir des années 1950, l’économie prit le pas sur la religion et la politique : elle nous transforma en consommateurs. 

Avant, l’ennui pouvait nous amener à faire une somme de tout ce que nous aimions ou n’aimions pas. S’ennuyer était l’occasion de réfléchir et de comparer le passé et le présent pour envisager l’avenir. Souvenez-vous de la Gloire de mon père dans lequel Pagnol raconte sa classe « enfantine » où il s’ennuie parce qu’il sait déjà lire, du haut de ses presque-six-ans, à la différence des autres élèves. Il écrit que la maîtresse « […] apprenait patiemment leurs lettres à mes petits camarades, mais [qu’] elle ne s'occupait pas de moi, parce que je lisais couramment […]. Pendant que la marmaille s'époumonait à suivre sa baguette, je restais muet, paisible, souriant ; les yeux fermés, je me racontais des histoires, et je me promenais au bord de l'étang du parc Borély. » S’ennuyer en cours : quelle occasion de rêver pour un élève !

Après 1950, la consommation élimine la somme au profit de la multiplication qui est une somme de sommes : travailler pour acheter et acheter pour consommer ; et quand le travail ne suffit pas, s’endetter afin de poursuivre la consommation. Dans son roman les Choses (1965), Pérec décrit ce jeune couple fasciné par cette naissance de la consommation et rêvant d’acquérir des choses nouvelles, de voyager et de s’enrichir. Ainsi, depuis 1950, et avant que le virus « couronne » n’arrive, nous vivions dans une bulle et rejetions l’ennui à l’extérieur de celle-ci. Sans intérêt, l’ennui nous paraissait une attitude dégradante et anachronique car liée à une époque passée et arriérée. Nous pensions donc avoir éliminé l’ennui. Fuir la langueur, ôter le vide, nier le néant : telle était, avant le Corona, cette vision de la vie inconsciente de sa vacuité.

 Nous sommes peu de choses

Mais puisque le virus est là et s’implante, la mort se rappelle à notre bon souvenir, invitant notre cerveau à s’interroger sur l’être et le néant, le plein et le vide, le tout et le rien. Nous sommes peu de choses. Zygmunt Bauman parle de « société liquide » pour décrire nos vies d’individus comme rois de la consommation face à un État et une collectivité qui se dissolvent et perdent leur sens. Notez d’ailleurs que, dans cette société liquéfiée, ceux qui vivent ou découvrent l’ennui sont ceux qui ne peuvent pas ou plus consommer…

Trois ans avant les Choses, l’italien Alberto Moravia écrit ce roman, l’Ennui (en italien, La Noia) dont le héros, Dino, fils d’une famille noble et riche, s’ennuie dès sa petite enfance et jusqu’à l’âge adulte. Dino est rongé par ce sentiment comme d’autres sont minés par une maladie génétique. Son ennui l’éloigne de la réalité : il n’entretient pas de liens concrets avec les objets et il vit une existence monotone que rien ne vient troubler ou conduire vers le divertissement ou l’enthousiasme. Dino est fade dehors car indifférent dedans.

 Les deux visages de l'ennui

L’enfermement à domicile que l’État impose à la majorité des citoyens freine bien sûr notre consommation hystérique ; mais il risque d’entraîner le retour de Dino. Je dis « risque » car il est possible que Dino ne revienne pas en chacun de nous si nous réfléchissons à l’ennui. En fait, comme Janus Bifron – le dieu romain des commencements et des fins – l’ennui n’est pas univoque : il a deux visages. D’abord le visage négatif de cette émotion triste qui conduit la personne à se désintéresser de tout et à s’immobiliser dans la vie. L’étymologie semble justifier cette émotion : le mot vient du latin in odio esse qui signifie être objet de haine. Celui qui s’ennuie – et qui, par extension, ennuie les autres qui l’évitent – n’avance donc pas dans la vie.

Ensuite le visage positif de l’ennui qui nous invite à regarder cet événement comme une occasion pour réfléchir, raisonner et méditer. Au fond, cette pause dans notre existence peut donner lieu à une découverte : celle de n’être pas ce que nous paraissions être dans cette vie sociale surexcitée, surproductive et surconsommatrice. Nous découvrons alors que « la pause » est mieux que « l’hyperaction » et qu’elle conduit à une stabilité réelle de l’existence. En disant stabilité, je ne vise pas le fait de demeurer enfermé dans une pièce ou un lieu : j’entends la capacité du « pauseur » à trouver sa minuscule place dans un cosmos infini et à contribuer minusculement à l’avènement d’une société harmonieuse.

 Ennuyez-vous abondamment !

Finalement, il y a trois types de personne qui vivent leur enfermement : les prisonniers, d’abord, qui n’ont pas choisi de vivre en cellules ; les moines et les nonnes, ensuite, qui ont « épousé » le monastère ou le couvent ; les citoyens, enfin, qui n’ont pas opté pour l’internement, mais qui doivent le convertir en externement. Externer suppose que nous sortions, non par l’escalier ou l’ascenseur, mais par l’intériorité, l’émotion, l’intelligence, la spiritualité. Dès lors, le domicile dans lequel nous sommes calfeutrés peut devenir un cloître rationnel et spirituel où nous découvrons que nous valons mieux et plus que notre corps et son image.


Respirer, méditer, dialoguer ; avec ou sans Dieu(x), avec ou sans personne, avec ou sans richesse, mais avec un développement de la joie qui nous élèvera sans nous faire sortir. Souvenez-vous que la joie, selon Spinoza, augmente notre puissance d’agir. Plus nous profiterons de cette pause-parenthèse, plus nous comprendrons que l’action n’est pas l’agitation et que notre futur proche et inconnu sera envisagé avec sérénité. Alors, l’ennui sera vu et vécu comme cette parenthèse qui nous ressource et nous offre des solutions. Faites de cette digression une progression ! N’attendez ni Dino ni Godot. Ennuyez-vous abondamment !


Auteur, conférencier, agrégé de philosophie, enseignant, ancien diplomate en Amérique latine et en Afrique, Emmanuel Jaffelin écrit livres et articles de presse, intervient dans les médias pour rebattre les cartes de valeurs estimées désuètes (la gentillesse, la foi, la punition) qu’il présente comme des atouts dans le poker mondial économico-politique.


lundi 6 avril 2020

Philippe Boyer : Le "care", espoir d'une nouvelle société


HOMO NUMERICUS-LE MONDE D'APRES. Après cette crise sanitaire, il se pourrait que notre modèle social évolue vers plus de valeurs d’entraide et de prévenance. Cette société-là serait la meilleure des choses qui puisse nous arriver. Par Philippe Boyer, directeur de l’innovation à Covivio.  


Philippe Boyer

Nul ne sait à quoi ressemblera le « monde-d'après ». Ce qui donne à cette crise son caractère si exceptionnel, hors du commun, c'est que bon nombre de mythes, de croyances et de certitudes ne tiennent plus. Le temps s'accélère et fait voler en éclats nos repères. Ce qui était considéré comme impossible, naïf, utopique devient tout à coup une réalité, voire une évidence. Qui aurait pu imaginer que les Etats-Unis puissent un jour - qui plus est avec à la tête du pays un Président ultra-conservateur - se convertir au revenu universel, ou plutôt à ce que les économistes nomment « l'hélicoptère monétaire » ?   

Sous peu, des millions d'Américains recevront un chèque pouvant aller jusqu'à 1.000 dollars. Qui aurait pu pronostiquer qu'un jour, forcément lointain ou digne d'un film de science-fiction de série B, des robots puissent être utilisés dans des hôpitaux pour soulager le personnel médical débordé ? Sans parler de drones de surveillance déployés dans les rues de grandes villes[1] ou encore le suivi médical individuel via des applications numériques. Ces prophéties-là sont aujourd'hui devenues des réalités.

Plus rien dans notre quotidien n'est « normal ». Nous sommes les témoins d'une période au cours de laquelle l'impossible est devenu la norme et où des mesures d'urgence pourraient devenir pérennes. Les cas concrets de ce constat s'additionnent comme par exemple le fait, qu'en Europe, des opérateurs de téléphonie se soient décidés de fournir aux gouvernements les données de localisation de leurs clients et cela sans trop de débats liés aux respects des libertés individuelles. Le temps « normal » se trouve suspendu, balayé par les contingences de l'urgence.


Engagements citoyens

Impossible de dire si l'après crise consistera en un simple « replâtrage » du modèle précédent ou si ce que à quoi nous assistons en termes de mouvements de solidarités pourrait devenir une tendance lourde. Même contraintes au confinement, des milliers de personnes se sont quand même portées volontaires pour se sentir utiles, créer du lien ... bref, s'entraider pour développer un supplément de fraternité en écho à tous ceux qui continuent à être aux avant-postes pour lutter contre la pandémie sans oublier tous les autres métiers indispensables au bon fonctionnement de nos sociétés.

On ne compte plus les initiatives, qu'elles soient publiques (250.000 inscriptions sur la Réserve civique[2]), privées (30.000 salariés engagés au titre du mouvement « Tous engagés, tous confinés[3] »), associatives... qui ont vu le jour au cours de ces dernières semaines dans le but d'aider : garde d'enfants de soignants, courses alimentaires à destination de personnes âgées, distribution de repas, soutien scolaire pour venir en aide aux élèves déjà considérés comme « perdus[4] » du fait du confinement, collecte de denrées de première nécessité... les actions citoyennes d'intérêt général sont innombrables. Toutes ces dernières témoignent d'une même volonté : s'impliquer personnellement en prenant soin des autres.      


Le « care », base d'un nouveau contrat social

Outre que cette crise va peut-être nous inciter à vivre différemment - certains appellent à plus de sobriété voire, comme le propose Jean Tirole, Prix Nobel d'économie, à plus de « solidarité[5] » - il y a fort à parier que l'un des piliers de ce contrat social post-covid19 passera par une société plus inclusive faisant place à ce que les anglo-saxons appellent le « care ». Difficile à résumer, le « care » est un condensé de notions telles que le soin envers l'autre, la prévenance, l'entraide...
Pour simplifier, ce sont toutes les actions destinées à vivre les uns avec les autres plutôt que les uns contre les autres. A contrecourant de ceux qui répètent que notre pays est fracturé entre des communautés irréconciliables, cet élan d'entraide de la part de la société civile pourrait contribuer à remettre du ciment social, en renforçant la solidarité nationale mise à mal par plusieurs récentes crises sociales.

En ravivant cette flamme de la solidarité et de l'entraide, cette crise du covid19 aura au moins permis d'éloigner, le plus longtemps possible, espérons-le, « le nihilisme satisfait qui se répand dans nos sociétés, où la recherche sans limites d'avantages matériels va de pair avec un profond mépris pour l'intérêt général et le bien commun », comme l'écrit l'historien et économiste Nicolas Baverez dans son dernier essai « L'alerte démocratique[6] ».

Dans un récent entretien, le sociologue et philosophe Edgar Morin analysait cette pandémie en se faisant la réflexion que « cette crise montre que la mondialisation est une interdépendance sans solidarité[7] ». Cette solidarité revivifiée par la multitude d'actions citoyennes, ce « care » collectif, pourrait bien être ce qui marquera ce monde d'après. Il faut non seulement l'espérer mais également l'encourager. C'est à ce prix que ce « sens de l'essentiel » vanté par le président de la République dans son discours du 16 mars, s'imposera naturellement à tous.     



(1) https://www.lefigaro.fr/actualite-france/a-nice-un-drone-survole-la-ville-et-ordonne-de-rester-chez-soi-20200320
(2) https://covid19.reserve-civique.gouv.fr/
(3) https://confines-engages.fr/?mc_cid=339f8dd1a3&mc_eid=6c82480101
(4) https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/confinement-les-enseignants-ont-perdu-le-contact-avec-5-a-8-des-eleves-selon-jean-michel-blanquer_3892723.html
(5) https://www.lepoint.fr/politique/jean-tirole-la-solidarite-au-temps-du-covid-19--25-03-2020-2368777_20.php
(6) https://www.editions-observatoire.com/content/Lalerte_d%C3%A9mocratique
(7) https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200318.OBS26214/edgar-morin-le-confinement-peut-nous-aider-a-commencer-une-detoxification-de-notre-mode-de-vie.html


Philippe Boyer est un bloggeur reconnu en matière de numérique et d'innovation. Ses écrits paraissent régulièrement dans la presse économique et digitatal : la Tribune, les Echos, Siècle Digitale, etc ...
Il est actuellement Directeur de l'Innovation de l'un des plus importants groupes immobiliers européens.





































https://www.latribune.fr/opinions/blogs/homo-numericus/le-care-espoir-d-une-nouvelle-societe-844194.html

dimanche 5 avril 2020

FRANCE CULTURE : Olga Tokarczuk, Emanuele Coccia, Pascal Picq… Toute-puissance ou coévolution ?

https://www.franceculture.fr/environnement/olga-tokarczuk-emanuele-coccia-pascal-picq-toute-puissance-ou-coevolution


Olga Tokarczuk, Emanuele Coccia, Pascal Picq… Toute-puissance ou coévolution ?


03/04/2020
Par Emmanuel Laurentin et Chloë Cambreling

La Revue de presse des idées | Intellectuels et écrivains se saisissent de la crise actuelle pour mettre en scène non pas une fin du monde mais un nouvel équilibre à naître dans lequel les humains ne se considéreraient plus tout-puissants.


Olga Tokarczuk (source Wikipedia)
Le Corriere della Sera publie un article d’abord paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, de la lauréate du prix Nobel 2018 de littérature, la polonaise Olga Tokarczuk. Un beau texte qui commence par s’émerveiller de la générosité du mûrier qui pousse devant sa fenêtre et « nourrit à l’été des dizaines de familles d'oiseaux avec ses fruits doux et sains », et par s’imaginer que les oiseaux du parc attendent eux  aussi « ce qui va se passer ». Le confinement ne pèse pas à l’autrice des Pérégrins car, pour elle, « depuis longtemps maintenant le monde était trop. Trop, trop vite, trop fort. » Et de se demander si ce n’était pas «  le monde fiévreux d’avant le virus qui  était anormal ? » 

Ce virus nous a rappelé « que nous ne sommes pas séparés du monde avec  notre "humanité" et notre exceptionnalité, mais que le monde fait partie d'un vaste réseau auquel nous appartenons, connecté à d'autres êtres à travers un fil invisible de responsabilité et d’influence. » 

Et l'écrivaine conclut : 
« Sous nos yeux, le paradigme de la civilisation qui nous a façonnés au cours des deux cents dernières années se dissout comme un brouillard au soleil, paradigme selon lequel nous sommes les seigneurs de la création, nous pouvons tout faire car le monde nous appartient. De nouveaux temps arrivent. »


Temps nouveaux, fin d’un monde

L’historien médiéviste Jérôme Baschet, spécialiste des représentations de l’enfer et des jugements derniers, livre dans Le Monde une réflexion sur une pandémie qui signerait, à ses yeux, le véritable début du XXIe siècle. « L’ éventail des scénarios à venir est, certes, encore très ouvert ; mais l’enchaînement des événements déclenchés par la propagation du virus offre, comme en accéléré, un avant-goût des catastrophes qui ne manqueront pas de s’intensifier dans un monde convulsionné par les effets d’un réchauffement climatique en route vers 3 °C ou 4 °C de hausse moyenne. » Car, comme le note le professeur au Collège de France Philippe Sansonetti, le Covid-19 est une « maladie de l’anthropocène ».  

« L’ actuelle pandémie est un fait total, poursuit Jérôme Baschet, où la réalité biologique du virus est devenue indissociable des conditions sociétales et systémiques de son existence et de sa diffusion.(…) Le virus est l’envoyé du vivant, venu nous présenter la facture de la tourmente que nous avons nous-mêmes déclenchée. » Et Jérôme Baschet, chercheur à l’EHESS et enseignant également à l’Université autonome du Chiapas, après avoir critiqué le « capitalocène » et la « compulsion productiviste mortifère », avoue sa préférence pour de nouvelles manières d’exister sur cette Terre qui « conjoindraient le souci attentif des milieux habités et des interactions du vivant, la construction du commun, l’entraide et la solidarité, la capacité collective d’auto-organisation. »

La vie a-t-elle besoin de nous ? 

Parmi ces visions de monde finissant, l’entretien qu’accorde, également dans Le Monde le philosophe Emanuele Coccia est saisissant. Interrogé par Nicolas Truong, il commence par décrire sa surprise devant nos villes qui gisent face à nous « comme si elles étaient dans une vitrine. La population s’est retrouvée seule face à cet énorme vide, elle pleure la ville disparue, la communauté  suspendue, la société fermée avec les magasins, les universités, les stades ». 

« Ce geste de suspension de la vie commune a été abrupt et radical » 

Aucune préparation, aucun suivi poursuit l’auteur de La Vie des plantes qui rejoint d’ailleurs Olga Tokarczuk : « Nous sommes enfin délivrés de l’illusion de notre toute-puissance. Nous avons passé des siècles à nous dire que nous sommes au sommet de la création ou de la destruction : très souvent le débat autour de l’anthropocène est devenu l’effort de moralistes pervers de penser la magnificence de l’homme dans  la ruine – nous sommes les seuls capables de détruire la planète, nous sommes exceptionnels dans notre puissance nocive car aucun autre être possède une telle puissance. Or la Terre et  sa vie n’ont pas besoin de nous pour imposer des ordres, inventer des  formes, changer de direction. »
Faut-il pour autant dire que la « nature se venge » ? Interrogé dans l’Humanité, l’anthropologue Frédéric Keck nuance cette formule-choc : « C’est un bon slogan pour donner à voir de quel ordre est la menace. Il ne s’agit pas d’une menace chinoise, mais d’une menace de la nature par rapport à l’humanité elle-même. La formulation originale, celle de René Dubos, biologiste américain d’origine française est, en anglais, "nature strikes back",  la nature rend coup pour coup. À chaque fois que l’humanité invente une arme pour la maîtriser, comme les vaccins ou les antibiotiques, la nature invente une autre arme pour déjouer notre conquête, en nous transmettant des maladies nouvelles. Ce n’est pas la nature comme un dieu vengeur, mais comme un mécanisme qui répond aux perturbations que l’humanité lui  impose. »

Évoluer avec les virus 

Pascal Picq (source Wiképédia)
C’est ce que le paléoanthropologue Pascal Picq nomme, dans un article des Echos la « coévolution ». Car « l'espèce humaine est, qu'elle le veuille ou non, engagée, comme toutes les autres espèces vivantes, dans une "course stationnaire permanente"  avec les espèces qui coévoluent avec elle, à commencer par ses parasites en tout genre (virus, bactéries, etc.). 

Il existe un grand principe de l'évolution, qui est que, plus une espèce rencontre du succès au plan évolutif, plus elle doit s'adapter aux conséquences de ce succès, notamment sur l'environnement. Depuis que je suis venu au monde, la population mondiale a plus que triplé, l'espérance de vie s'est accrue. Mais, corollaire de ce succès évolutif,  l'environnement a profondément changé : urbanisation massive, pollution de l'air, etc. » 

Un constat qui conduit Pascal Picq à tirer trois leçons de la crise actuelle. « La première leçon, c'est que les inégalités socio-économiques constituent un terreau extrêmement favorable à la propagation des virus et autres pathogènes (...) La deuxième leçon, c'est qu'il serait temps de se convertir à la « médecine évolutionniste » : à nous, spécialistes de l'évolution, d'apprendre aux médecins comment l'humanité n'a cessé de coévoluer avec les pathogènes, et comment son succès évolutif est lui-même à l'origine de nouvelles maladies, de nouveaux problèmes sanitaires. La troisième leçon, c'est qu'il faut prendre très au sérieux le concept "One Health" disant que, pour garantir une bonne santé aux hommes, il faut aussi garantir une bonne santé aux animaux, ainsi qu'aux environnements naturels. »
Faire confiance à la politique 

L’ historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, qui fut un des premiers à introduire en France la notion d’anthropocène, se méfie lui aussi des expressions trop générales. Dans un entretien accordé au site Bastamag, il regarde avec suspicion à la fois ce qu’il nomme le « réductionnisme  climatique » qui ramènerait tout à la question du réchauffement, et la lecture ontologique « humain/non-humain » de la crise actuelle. Il faut plus simplement revenir à une vision politique : 

« Ce qui est ici inédit et potentiellement "historique", c’est que la plupart des gouvernements ont choisi d’arrêter l’économie pour sauver des vies. 

C’est une excellente nouvelle. Le Covid-19 crée ainsi un précédent : si on a pu arrêter l’économie pour sauver 200 000 personnes en France, pourquoi ne ferait-on pas demain le nécessaire pour prévenir les cancers et les 40 000 morts  prématurés par an dues à la pollution ? (…) Si l’on veut croire à un grand basculement, cela dépend d’abord de la prise en charge politique qui sera faite de la catastrophe dans les deux ou trois années qui viennent. Or c’est justement ce que je reproche aux théories des collapsologues : de faire l’économie du politique. Penser le virus comme le symbole d’un "effondrement", c’est rater les enjeux concrets de gestion de l’épidémie, le niveau d’impréparation de la France et de l’Europe, le rôle de l’État-providence, etc. Au fond, les collapsologues ont un discours d’essence religieuse, comme si l’effondrement allait surgir de lui-même, faire table rase et laisser le terrain libre aux écolos. D’une certaine manière, l’effondrement s’est substitué à la Révolution. »

L’ empire aurait pu s’effondrer, mais il n’en a rien été. Dans Le Figaro, l’historien de l’antiquité tardive Stéphane Ratti, tel le dieu Janus, a choisi de tourner son regard vers le passé pour nous rassurer sur notre avenir. En prenant l’exemple de la peste de Justinien qui frappa l’empire byzantin en 541, il nous dit qu’il est possible de se relever d’une pandémie et peut-être même de  prospérer ensuite. « À Constantinople la peste aurait emporté chaque jour pendant trois mois cinq mille personnes et dix mille sur la fin. L’historien byzantin Procope estime le nombre de morts dans  la capitale orientale de l’Empire à trois cent mille, soit entre 40 et 50 % de la population. La production agricole chuta,(…) l’inflation, due à la pénurie, provoqua un  triplement des prix. Elle ne fut enrayée que difficilement, notamment grâce à la politique interventionniste de l’empereur Justinien qui régula les prix par décret.» Pourtant l’empire ne mourut pas de la peste poursuit l’historien : « la cité frappée par la peste deviendrait quelques décennies plus tard, et pour plusieurs siècles, la plaque tournante par laquelle transiteraient non seulement biens et marchandises, mais surtout  manuscrits et livres. On viendrait de partout chercher à Byzance les œuvres des auteurs du passé, soigneusement recopiés et archivés dans les bibliothèques puis les monastères. Les lettrés et les érudits deviendraient les promoteurs de nouveaux échanges culturels, actifs dans les deux sens, d’Orient en Occident et inversement. Rien de  moins confiné que le monde byzantin qui survécut pour longtemps à la peste de Justinien. »

Entre crainte de la fin du monde et renaissance, nous avons donc encore le choix.

Emmanuel Laurentin, avec l’équipe du « Temps du débat ».
Emmanuel Laurentin et Chloë Cambreling