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Publié le 31/03/2020
Tribune
Pour le philosophe Emmanuel Jaffelin, auteur de l'Éloge de la gentillesse, l'ennui qui guette le citoyen confiné a deux visages : celui, négatif, de l'émotion triste qui paralysie, et l'autre, positif, d'une parenthèse qui nous ressource.
C’est une première : les pays touchés par le virus Corona imposent
l’enfermement de leurs habitants chez eux avec quelques rares
possibilités de sortie. Jusqu’à présent, c’étaient les coupables détenus
en prison qui se retrouvaient privés de liberté. Aujourd’hui, c’est la
grande majorité des citoyens dont le domicile est devenu une prison plus
ou moins dorée. Si cette décision se justifie par le souci d’éviter une
immense contamination des personnes, elle doit nous faire réfléchir à
l’effet secondaire qui en résulte : l’ennui.
L'ennui - Gaston La Touche - 1893 - Wikicomons |
Quand s'ennuyer était un sentiment banal
Dans nos sociétés hyperactives, où nous nous déplaçons et ne restons
jamais inscrits dans le quotidien à la manière d’un mot gravé dans le
marbre, le confinement imposé par l’État fait renaître en nous ce
sentiment ancestral qui fut évacué par notre mode de vie. S’ennuyer
était un sentiment banal et traditionnel jusqu’à la Seconde Guerre
mondiale. L’homme pouvait s’ennuyer au travail, à domicile, à l’église
ou sur la route. Mais à partir des années 1950, l’économie prit le pas
sur la religion et la politique : elle nous transforma en
consommateurs.
Avant, l’ennui pouvait nous amener à faire une somme de
tout ce que nous aimions ou n’aimions pas. S’ennuyer était l’occasion
de réfléchir et de comparer le passé et le présent pour envisager
l’avenir. Souvenez-vous de la Gloire de mon père dans
lequel Pagnol raconte sa classe « enfantine » où il s’ennuie parce qu’il
sait déjà lire, du haut de ses presque-six-ans, à la différence des
autres élèves. Il écrit que la maîtresse « […] apprenait patiemment
leurs lettres à mes petits camarades, mais [qu’] elle ne s'occupait pas
de moi, parce que je lisais couramment […]. Pendant que la marmaille
s'époumonait à suivre sa baguette, je restais muet, paisible, souriant ;
les yeux fermés, je me racontais des histoires, et je me promenais au
bord de l'étang du parc Borély. » S’ennuyer en cours : quelle occasion de rêver pour un élève !
Après 1950, la consommation élimine la somme au profit
de la multiplication qui est une somme de sommes : travailler pour
acheter et acheter pour consommer ; et quand le travail ne suffit pas,
s’endetter afin de poursuivre la consommation. Dans son roman les Choses
(1965), Pérec décrit ce jeune couple fasciné par cette naissance de la
consommation et rêvant d’acquérir des choses nouvelles, de voyager et de
s’enrichir. Ainsi, depuis 1950, et avant que le virus « couronne »
n’arrive, nous vivions dans une bulle et rejetions l’ennui à l’extérieur
de celle-ci. Sans intérêt, l’ennui nous paraissait une attitude
dégradante et anachronique car liée à une époque passée et arriérée.
Nous pensions donc avoir éliminé l’ennui. Fuir la langueur, ôter le
vide, nier le néant : telle était, avant le Corona, cette vision de la
vie inconsciente de sa vacuité.
Nous sommes peu de choses
Mais puisque le virus est là et s’implante, la mort se rappelle à notre
bon souvenir, invitant notre cerveau à s’interroger sur l’être et le
néant, le plein et le vide, le tout et le rien. Nous sommes peu de
choses. Zygmunt Bauman parle de « société liquide » pour décrire nos
vies d’individus comme rois de la consommation face à un État et une
collectivité qui se dissolvent et perdent leur sens. Notez d’ailleurs
que, dans cette société liquéfiée, ceux qui vivent ou découvrent l’ennui
sont ceux qui ne peuvent pas ou plus consommer…
Trois ans avant les Choses, l’italien Alberto Moravia écrit ce roman, l’Ennui (en italien, La Noia)
dont le héros, Dino, fils d’une famille noble et riche, s’ennuie dès sa
petite enfance et jusqu’à l’âge adulte. Dino est rongé par ce sentiment
comme d’autres sont minés par une maladie génétique. Son ennui
l’éloigne de la réalité : il n’entretient pas de liens concrets avec les
objets et il vit une existence monotone que rien ne vient troubler ou
conduire vers le divertissement ou l’enthousiasme. Dino est fade dehors
car indifférent dedans.
Les deux visages de l'ennui
L’enfermement à domicile que l’État impose à la majorité des citoyens
freine bien sûr notre consommation hystérique ; mais il risque
d’entraîner le retour de Dino. Je dis « risque » car il est possible que
Dino ne revienne pas en chacun de nous si nous réfléchissons à l’ennui.
En fait, comme Janus Bifron – le dieu romain des commencements et des
fins – l’ennui n’est pas univoque : il a deux visages. D’abord le visage
négatif de cette émotion triste qui conduit la personne à se
désintéresser de tout et à s’immobiliser dans la vie. L’étymologie
semble justifier cette émotion : le mot vient du latin in odio esse
qui signifie être objet de haine. Celui qui s’ennuie – et qui, par
extension, ennuie les autres qui l’évitent – n’avance donc pas dans la
vie.
Ensuite le visage positif de l’ennui qui nous invite à
regarder cet événement comme une occasion pour réfléchir, raisonner et
méditer. Au fond, cette pause dans notre existence peut donner lieu à
une découverte : celle de n’être pas ce que nous paraissions être dans
cette vie sociale surexcitée, surproductive et surconsommatrice. Nous
découvrons alors que « la pause » est mieux que « l’hyperaction » et
qu’elle conduit à une stabilité réelle de l’existence. En disant
stabilité, je ne vise pas le fait de demeurer enfermé dans une pièce ou
un lieu : j’entends la capacité du « pauseur » à trouver sa minuscule
place dans un cosmos infini et à contribuer minusculement à l’avènement
d’une société harmonieuse.
Ennuyez-vous abondamment !
Finalement, il y a trois types de personne qui vivent leur enfermement :
les prisonniers, d’abord, qui n’ont pas choisi de vivre en cellules ;
les moines et les nonnes, ensuite, qui ont « épousé » le monastère ou le
couvent ; les citoyens, enfin, qui n’ont pas opté pour l’internement,
mais qui doivent le convertir en externement. Externer suppose que nous
sortions, non par l’escalier ou l’ascenseur, mais par l’intériorité,
l’émotion, l’intelligence, la spiritualité. Dès lors, le domicile dans
lequel nous sommes calfeutrés peut devenir un cloître rationnel et
spirituel où nous découvrons que nous valons mieux et plus que notre
corps et son image.
Respirer, méditer, dialoguer ; avec ou sans Dieu(x),
avec ou sans personne, avec ou sans richesse, mais avec un développement
de la joie qui nous élèvera sans nous faire sortir. Souvenez-vous que
la joie, selon Spinoza, augmente notre puissance d’agir. Plus nous
profiterons de cette pause-parenthèse, plus nous comprendrons que
l’action n’est pas l’agitation et que notre futur proche et inconnu sera
envisagé avec sérénité. Alors, l’ennui sera vu et vécu comme cette
parenthèse qui nous ressource et nous offre des solutions. Faites de
cette digression une progression ! N’attendez ni Dino ni Godot.
Ennuyez-vous abondamment !
Auteur, conférencier, agrégé de philosophie, enseignant, ancien diplomate en Amérique latine et en Afrique, Emmanuel Jaffelin écrit livres et articles de presse, intervient dans les médias pour rebattre les cartes de valeurs estimées désuètes (la gentillesse, la foi, la punition) qu’il présente comme des atouts dans le poker mondial économico-politique.
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