Dans son essai Apocalypse cognitive*, le sociologue analyse la rencontre explosive entre la dérégulation de l’information et les structures archaïques de notre cerveau.
Par Eugénie Bastié
LE FIGARO. - Dans votre livre Apocalypse cognitive, vous décrivez le processus de libération du temps de cerveau qu’a connu progressivement l’humanité et qui s’est brutalement accéléré ces dernières années. Comment ce temps de cerveau s’est libéré? Quels en sont les conséquences?
Gérald BRONNER. - Entre le XIXe siècle et aujourd’hui on peut dire approximativement que notre disponibilité mentale a été multipliée par 8, ce qui est considérable. Cette disponibilité mentale accrue est la conséquence de l’amélioration de la productivité du travail, du droit du travail, de l’augmentation de l’espérance de vie ou encore de l’apparition de la machine vapeur puis de l’intelligence artificielle qui contribuent à externaliser certaines tâches et à libérer du temps pour l’humanité. Les conséquences pourraient être gigantesques puisque ce «temps de cerveau disponible» est le plus précieux trésor qu’on puisse imaginer. On pourrait y puiser de grandes symphonies, comme des œuvres littéraires majeures ou encore de brillantes découvertes scientifiques.
Seulement, ce trésor est littéralement cambriolé par ce qui se produit sur le marché de l’information (que j’appelle le marché cognitif) par l’entremise notamment des écrans. Chaque seconde qui passe nous assistons à une dilapidation de ce précieux trésor.
Vous appelez «apocalypse cognitive» la rencontre entre nos invariants mentaux et un marché de l’attention dérégulé. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là?
La masse d’informations disponibles atteint aujourd’hui un niveau inégalé - et de loin - dans l’histoire de l’humanité. Notre cerveau ne peut donc toutes les traiter. Il va donc picorer dans cette masse non pas en fonction de la recherche du vrai ou du rationnel mais en fonction de certaines obsessions qui caractérisent notre espèce.
Il faut d’abord accepter son reflet dans le miroir pour commencer à penser plus librement
Gérald Bronner
Ce qui est en train de se produire, c’est l’alignement de l’offre cognitive sur nos demandes les plus immédiates de sorte que les traces numériques que nous laissons sans cesse sur réseaux sociaux, par nos préférences d’achats ou encore nos lectures en ligne révèle un portrait de l’humanité qui n’est pas forcément élogieux. C’est cet effet de dévoilement que j’appelle l’apocalypse cognitive car apocalypse signifie étymologiquement «révélation». L’acceptation de cette révélation est la condition sine qua non d’un projet politique rationnel. Il faut d’abord accepter son reflet dans le miroir pour commencer à penser plus librement.
Après la prise du Capitole par des partisans de Trump fanatisés, on a accusé les réseaux sociaux d’être responsables. Pourtant, la violence révolutionnaire n’a pas attendu Facebook et Twitter pour exister. Faut-il vraiment faire des nouvelles technologies les coupables de la polarisation politique?
Internet, pas plus que les réseaux sociaux, ne crée des faits sociaux inédits. Seulement, en raison des interactions sociales particulières qu’ils permettent, ils amplifient certaines dispositions de notre cerveau socialisé. Ils permettent notamment à certaines fables - comme l’idée qu’il existerait un réseau pédophile et satanique qui contrôlerait les États-Unis - de sortir hors de leur espace social de radicalité. Ils permettent aussi aux individus de s’enfermer dans des communautés plus vastes où ils vont peu à peu se polariser. Tout cela est très documenté par la science contemporaine et j’en donne de nombreuses références dans mon livre. La fluidité des relations que permettent les réseaux sociaux favorise aussi la rencontre de radicalité qui, sans cela, serait probablement restée isolée.
N’exagère-t-on pas les méfaits du complotisme? Celui-ci a toujours existé, est-il vraiment plus fort aujourd’hui qu’hier?
De la même façon, personne ne songe à dire qu’Internet a inventé le complotisme, mais les enquêtes montrent que certains thèmes conspirationnistes, qui étaient très minoritaires dans les opinions publiques, sont à présents saillants. Le monde numérique procure un avantage concurrentiel à la crédulité et notamment au complotisme par exemple en favorisant la constitution d’argumentaires faits d’arguments possiblement incohérents entre eux mais qui par leur nombre donne une impression de véracité à l’esprit pressé (ce que j’appelle des mille-feuilles argumentatifs). En outre, parce que les raisonnements conspirationnistes vont dans le sens de certaines de nos intuitions ils ont une capacité à se diffuser souvent supérieure à des raisonnements plus analytiques.
Vous critiquez «l’épidémie de sensibilité» qui sévit sur les réseaux sociaux, qui joue sur la polysémie du terme «violence» pour considérer toute opinion comme une blessure. Quelles sont les racines de ce phénomène?
L’origine de cette épidémie est d’ordre idéologique, elle s’enracine dans les considérations sur les identités et l’obsession victimaire. Il reste que là aussi, le monde numérique parce qu’il est adossé à la dérégulation massive du marché cognitif est un outil adéquat pour les indignations de tout ordre parce que le scandale moral et la colère sont des appeaux attentionnels puissants. Ainsi, des chercheurs de l’université Beihang de Pékin qui ont analysé plus de 70 millions de messages sur Weibo (le Twitter chinois) ont observé que la colère se propage plus vite sur les réseaux sociaux que les autres émotions et elle est même contagieuse car elle incite ceux qui sont confrontés à des messages colériques à en envoyer eux-mêmes Molly Crockett, une psychologue de l’université de Yale a conduit une recherche publiée dans la célèbre revue Nature qui aboutissait à la conclusion que les réseaux sociaux exacerbent l’indignation morale en amplifiant les stimuli de ses déclenchements.
Lorsque l’idéologie croise des dispositions enfouies dans notre cerveau… le mélange est détonnant
Gérald Bronner
Il se trouve que le niveau de violation des règles morales à partir duquel on s’indigne a beaucoup baissé. Comme l’expliquent les auteurs d’une remarquable série d’expérimentations publiée dans Science, la réduction de leur prévalence d’un phénomène conduit les gens à élargir la définition implicite qu’ils ont d’un phénomène. Ainsi, par exemple, l’une des expérimentations demandait aux sujets de distinguer des visages menaçants d’autres visages exprimant une émotion différente. À mesure de l’expérience, de moins en moins de visages menaçants étaient présentés. Imperceptiblement, les sujets changeaient leurs appréciations pour considérer des visages neutres comme menaçants. Les auteurs de l’étude ont obtenu les mêmes résultats pour des considérations éthiques. Les sujets, confrontés à des demandes immorales de plus en plus rares à mesure du déroulement de l’expérience, ont commencé à considérer comme violant des règles éthiques des énoncés parfaitement anodins. Lorsque l’idéologie croise des dispositions enfouies dans notre cerveau… le mélange est détonnant.
Vous expliquez dans votre livre que la peur a un avantage concurrentiel dans le marché de l’information. Pourquoi? Ne peut-on pas lire la réaction drastique à la pandémie de coronavirus (par rapport à l’épidémie de Hongkong de 1969 par exemple) comme un effet de cette dérégulation du marché de l’attention produit par les nouvelles technologies? En d’autres termes: sans Internet et les chaînes d’info continue, l’épidémie aurait-elle pris tant de place dans nos vies?
La peur est une émotion utile sans laquelle l’humanité aurait disparu, mais elle peut aussi devenir obsessionnelle et nous empêcher d’avoir un traitement rationnel du risque. Il me paraît raisonnable d’imaginer que, si l’épidémie de Hongkong a à peine attiré l’attention collective, c’est parce que le marché cognitif était encore très régulé. De la même façon, on sait que le traitement médiatique des problèmes de santé publique ne recouvre pas toujours une cartographie rationnelle (certaines maladies rares par exemple sont rendues plus visibles socialement et recueillent des dons au détriment d’autres maladies qui font bien plus de morts). Cependant, la crise pandémique que nous traversons est bien réelle et, dans ce cas, on peut peut-être plutôt s’interroger sur la cécité de 1969.
https://www.lefigaro.fr/vox/societe/gerald-bronner-a-l-heure-d-internet-le-scandale-moral-et-la-colere-sont-des-appeaux-puissants-20210222
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire