FIGAROVOX/TRIBUNE - Le confinement peut favoriser le déploiement de l’imagination et de la création, rappelle Marina Yaloyan. De Pouchkine à Soljenitsyne, en passant par Boccace et Shakespeare, des géants de la littérature ont trouvé l’inspiration dans la solitude forcée et ont créé alors des chefs-d’œuvre.
Par Marina Yaloyan
Publié hier à 16:36, mis à jour hier à 16:36
Marina Yaloyan est directrice des Affaires internationales pour le Journal du Parlement et professeur de communication à l’ISC Paris.
Le confinement du grand écrivain russe Pouchkine dans son domaine de Boldino, près de Nijni Novgorod, fut l’occasion d’une des périodes les fécondes de sa vie. Wikimedia Commons – CC |
À l’heure où les travées du Parlement sont quasiment désertées, où la Bibliothèque du Palais du Luxembourg semble assoupie, où les librairies et les bouquinistes sur les quais printaniers sont fermés, on ne peut s’empêcher de penser à Montherlant, qui professait «trouver la liberté au milieu de la contrainte».
Imaginons, en cette période de confinement, la ronde des auteurs, connus pour beaucoup, oubliés pour certains, sortis de la poussière pour d’autres qui, tous, à un moment de leur œuvre ou de leur vie, ont été amenés à écrire ou à traverser eux-mêmes ce que nous vivons aujourd’hui. De Diderot à Camus, de Pouchkine à Soljenitsyne, de Boccace à Shakespeare, ils ont su s’inspirer de cette solitude, cette parenthèse, cette coupure dans le temps, ce vide à la fois porteur d’espoir et capable de faire naître, peut-être, un sens nouveau.
Dans « Voyage autour de ma chambre », Xavier de Maistre raconte son expérience de 42 jours aux arrêts pour un duel.Comme Xavier de Maistre, pour qui le confinement devient un synonyme de découverte de soi et de son environnement. Dans le livre autobiographique devenu en quelque sorte un best-seller du XIXesiècle, Voyage autour de ma chambre, il raconte son expérience de 42 jours aux arrêts pour un duel en tant que jeune militaire. Avec une douce ironie, il s’amuse à redessiner les objets du quotidien. Un lit devient alors «un berceau garni de fleurs», «un trône de l’amour» ou encore «un sépulcre». Malgré l’environnement exigu, il conserve toute spontanéité de mouvement, ainsi que le goût de la découverte: «(…) lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite. Je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là, je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant, mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon et je m’y arrange tout de suite(...)». En même temps qu’il se lance dans la méditation, son imagination déborde et son esprit vogue sans entrave. L’isolement lui permet d’éviter toute distraction extérieure et devient une source profonde d’inspiration.
La parenthèse créée par l’épidémie a donné à Shakespeare le temps, enfin, de se consacrer entièrement à l’écriture.Shakespeare aurait-il écrit Le Roi Lear si les épisodes à répétition de la peste bubonique n’avaient pas ravagé Londres entre 1601 et 1606? La plupart des théâtres, dont le Globe, où ses pièces rassemblaient les foules enthousiastes, étaient fermés par les autorités londoniennes qui craignaient la propagation de la maladie. Pendant que sa troupe continue ses tournées dans les provinces où les nouvelles de la peste ne sont pas encore arrivées, le dramaturge, enfermé chez lui, se lance alors dans une remarquable séquence d’écriture. Entre 1605 et 1606, il crée ses œuvres majeures, tels Le Roi Lear, Macbeth et Antoine et Cléopâtre. Cette période est considérée comme «la plus belle efflorescence du pouvoir créatif dans la carrière de Shakespeare», selon l’écrivain J. Leeds Barrow. Tandis que le professeur de l’Université de Columbia James Shapiro estime que la parenthèse créée par l’épidémie a donné à Shakespeare le temps, enfin, de se consacrer entièrement à l’écriture au lieu de diriger et de poursuivre les affaires de son théâtre. «Cela signifiait que ses jours étaient libres, pour la première fois depuis le début des années 1590», dit-il.
Dans le Décaméron, les nouvelles deviennent un véritable symbole de la résistance humaine au fléau de la peste.L’histoire du Décaméron, l’œuvre symbolique de la Renaissance est, elle aussi, le fruit d’une épidémie de peste noire en 1348 lorsque cette dernière s’empare des deux tiers de la population de Florence. Dans l’introduction, Boccace décrit de manière saisissante les ravages effroyables de la maladie qui lui ont fait perdre tour à tour son père, puis sa fille et qui ont enlevé à son ami Pétrarque sa muse Laura: «Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n’importe qui, mais Galien, Hippocrate ou Esculape auraient jugés en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l’autre monde avec leurs trépassés?»
À cette époque, on savait déjà qu’il était possible d’échapper à la contagion par l’isolement. Dans le Décaméron, sept jeunes femmes et trois jeunes gens se rencontrant par hasard dans une église prennent la décision de fuir l’épidémie. Ils se confinent à trois kilomètres de Florence dans une villa idyllique à la campagne où, pendant dix jours, chacun doit raconter aux autres une histoire romantique. Ces histoires prennent alors la forme de cent nouvelles qui, en cette époque obscure, deviennent un véritable symbole de la résistance humaine au fléau, une ode à la joie de vivre, à l’amour et à l’espoir.
Dans l’impossibilité de retourner à Saint-Petersbourg, Pouchkine se met au travail.Plus rapproché de nos jours, ou plus précisément il y a 190 ans, Alexandre Pouchkine a été contraint de «se barricader» dans son domaine de Boldino, à côté de Nijni Novgorod: il y arrive pour régler des affaires financières en vue de son mariage avec Nathalia Goncharova. Mais la Russie est alors frappée par une grave épidémie de choléra. Moscou et Saint-Pétersbourg se mettent en quarantaine. Dans l’impossibilité de retourner dans la capitale, de fréquenter les bals et de visiter les salons, Pouchkine se met au travail. La période de «l’Automne de Boldino» est, in fine, l’une des plus productives de sa carrière. La poésie de l’automne à la campagne, le déclin majestueux et nostalgique de la nature l’inspirent. C’est à cette quarantaine que nous devons la création des Contes de Belkin, des Petites tragédies, des Contes folkloriques, des deux derniers chapitres d’Eugène Onéguine, ainsi qu’une trentaine de poèmes.
La réclusion est-elle finalement une chance, une invitation au voyage imaginaire, un espoir pour ceux qui savent s’en servir? Comme Anne Franck, pour qui, à 13 ans, l’écriture de son Journal Intime devient la seule échappatoire à la réalité sordide qui l’entoure? Ou Soljenitsyne, qui, à la suite de huit années passées derrière les barreaux des prisons staliniennes, envisage la création de L’Archipel du Goulag - ce symbole de la liberté de l’esprit de l’homme? Ou bien encore Camus qui esquisse, avec un réalisme brillant le quotidien indolent des habitants de la ville d’Oran, isolée du reste du monde et ravagée par la peste
Il y a aussi Georges Sand, qui, depuis les hauteurs de sa cellule choisie de la Chartreuse de Valldemossa, travaille sur son roman autobiographique L’hiver à Majorque. Sans oublier, bien sûr, Marcel Achard, que Charles Dullin, le directeur du Théâtre de l’Atelier, enferme à clé dans sa chambre pour qu’il arrête de se distraire et termine enfin sa pièce! Pour se venger de son emprisonnement, l’écrivain sort alors ses actes en désordre au grand désarroi des comédiens…
Et si, sans contrainte, la véritable liberté cessait finalement d’exister ?Le confinement physique peut ainsi faire voyager l’âme au point que, de temps à autre, on déplore la remise en liberté. Les cafés et les boutiques se repeuplent. La routine revient. Le monde extérieur nous accueille et nous envahit. Comme Xavier de Maistre, encore lui, écrivait avant d’être libéré de son incarcération: «Ils m’ont défendu de parcourir une ville, un point ; mais ils m’ont laissé l’univers entier: l’immensité et l’éternité sont à mes ordres. C’est aujourd’hui donc que je suis libre ou plutôt, que je vais rentrer dans les fers.»
Et si, sans contrainte, la véritable liberté cessait finalement d’exister?