FIGAROVOX/TRIBUNE -
En ces temps de pandémie, la bibliothèque est perçue comme un refuge contre le désordre du monde extérieur, estime la philosophe Julia de Funès. Notre amour des bibliothèques témoigne par ailleurs d’un esprit littéraire français selon elle aux antipodes de l’égalitarisme démocratique américain.
Par Julia de Funès Publié le 15 mai 2020
Capture d'écran Twitter |
Julia de Funès est philosophe. Elle a récemment publié Le développement (imp)personnel: le succès d’une imposture (éd. de l’observatoire, 2019).
Que l’intervenant soit médecin, comédien, danseur, chanteur, politique, tous se filment devant…une bibliothèque. Le statut d’usage, l’objet de rangement qu’est ce meuble, a été troqué pour celui de fond d’écran. Le meuble de fonction est devenu décoration. L’intellectualisme, pourtant dévalué dans notre pays idéologiquement égalitariste, est soudainement affiché sans vergogne. À croire que les biblioposeurs oublient qu’en France (pays qui se défend pourtant des amalgames) l’intellectuel est vite assimilé au bourgeois, regardant de haut le prolétaire ancré dans la réalité, les pieds sur la terre solide du bon sens et non des bons mots. Certains acteurs, chanteurs, politiques, si démagogiquement «près du peuple» en temps ordinaires, et si intellos le temps d’une interview bibliothéquée, apparaissent étrangement décomplexés à l’idée d’appartenir aux premiers de la classe (sociale). La période épidémique actuelle, particulièrement attachée au savoir, à la science, aux savants, aux chercheurs les autorise sans doute à s’en rapprocher. C’est une victoire temporaire de l’esprit, de l’idée, de la distinction littéraire, un petit tacle de PSG-des-près sur la ruralité.
La bibliothèque protège du désordre extérieur et du mauvais goût intérieur.
Mais de quelles intentions cette décoration est-elle le signe?
Comme la présence réconfortante d’un parent, ce meuble porteur d’autorité et de mémoire, signe de maturité culturelle, rassure au cas où une bêtise serait proférée: «Je peux radoter des crétineries, je suis tout de même cultivé, regardez derrière moi», prévient l’image. Alibi en cas d’ignorance, couverture en cas d’idiotie, ce meuble protège également du désordre extérieur et du mauvais goût intérieur. Sa beauté ne dépend aucunement du sens esthétique de son propriétaire. Les livres sont de beaux objets de toujours, contrairement aux bibelots ornementaux ou fantaisies décoratives pouvant toujours trahir la faute de goût fatale. Deux styles de bibliothèques se distinguent néanmoins. D’un côté, la bibliothèque confinée au teint cadavérique, dont seul l’interview filmée semble procurer un semblant de vie posthume. Le plaisir du toucher éteint depuis longtemps, le traditionnel bois chaud et tendre laisse place au mélaminé blanc clinique, droit et raide. Les livres y terminent leur vie définitivement rangés comme les croix blanches d’un cimetière militaire. De l’autre, le style déconfiné, au trop-plein non masqué, aux ouvrages touchés, entassés, mais encore vivants. Ordonnée ou désordonnée, la bibliothèque reste cet espace de rangement, de maîtrise, de ce sur quoi nous pouvons agir: les idées et les représentations, par opposition à la fatalité imprévisible et désordonnée des faits qui nous échappent.
Outre-Atlantique les nourritures terrestres l’emportent sur les nourritures spirituelles.
Si l’on pose devant sa bibliothèque comme on pose devant un monument, c’est aussi parce qu’elle est un signe patriotique. En Asie on ne filme pas les intérieurs, l’intimité y semble proscrite, les gens témoignent de la rue et masqués. Aux États-Unis, les citoyens comparaissent non pas devant de vieux arsenaux cognitifs comme les nôtres, mais au milieu d’ustensiles de cuisine, de cookies, de pancakes, signes de la victoire de l’utilitaire, de la nécessité, du vital, du besoin. À croire qu’outre-Atlantique les nourritures terrestres l’emportent sur les nourritures spirituelles, la nature sur la culture, la matérialité sur la cérébralité, l’éphémère sur l’éternel. La cuisine symbolise la vie domestique commune, autrement dit le triomphe de l’égalitarisme démocratique américain.
Nous ne sommes plus une patrie qui lit mais qui cherche à montrer qu’elle a lu.
Les images de livres ont distingué notre pays. Alors que la lecture n’est pas la chose de France la mieux partagée, la bibliothèque l’est devenue! Le contenant a remplacé le contenu, on parle moins des livres que les livres ne parlent de nous. Nous ne sommes plus une patrie qui lit mais qui cherche à montrer qu’elle a lu. Faut-il y voir le chant du «signe» de notre héritage littéraire?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire