Déconfinement :
«Chacun procède à une sorte de calcul du risque»
Par Catherine Mallaval — 23 juin 2020 à 19:01
LIBERATION
Pour l’anthropologue Fanny Parise, les individus doivent réapprendre à vivre en société et trouver d’autres façons d’échanger en prenant en compte les gestes barrières et la peur du virus.
Fanny Parise, anthropologue, chercheuse associée à l’Institut lémanique de théologie pratique de l’université de Lausanne (Suisse), sonde et observe depuis le 16 mars la façon dont les individus se sont accommodés du grand chamboulement du confinement et maintenant du déconfinement. Questionnaires en ligne auprès de 6 000 personnes, entretiens poussés avec 60 d’entre eux et photoreportages avec interviews dans les espaces publics. Bilan ? Un panorama de nos vies et gestes sous pandémie.
La vie sociale a-t-elle vraiment repris ?
Il y a un déconfinement à deux vitesses. Pour certains, il rime avec retour à une néonormalité, alors que d’autres vivent encore dans un confinement amélioré avec une vie d’avant qui n’a pas vraiment repris. Cela dépend de l’état psychosociologique des individus, et de la façon dont les consignes gouvernementales sont réinterprétées par chacun, ce qui était déjà le cas durant le confinement. Certains sont plus ou moins stressés par la maladie, plus ou moins à l’aise avec le contact physique et ont plus ou moins besoin d’interactions sociales. Les plus angoissés, les plus introvertis, dont certains ont d’ailleurs bien vécu la période du confinement, sont davantage dans une situation d’angoisse à l’heure du déconfinement.
Pour eux, c’est plein de nouvelles situations à réapprendre. Comment vais-je interagir avec les autres ? Comment cela va se passer dans les commerces ? etc. Ceux-là tentent de limiter les déplacements, ou de respecter encore davantage les gestes barrières. Mais globalement, la majorité s’est bien adaptée à cette néonormalité avec piqûres de rappel (masques, gel…). En Occident, on a une mémoire des épidémies qui est relativement faible. Et à partir du moment où les commerces non essentiels ont commencé à rouvrir, puis maintenant les bars et restaurants, on a même assez vite assisté à une forme de relâchement dans les gestes barrières.
Que ne fait-on pas ou plus ?
Ce qui est le plus structurant dans le quotidien, c’est à la fois le travail et l’école qui rythment toutes les routines des Français. Tant que l’école n’est pas revenue à la normale et pareil pour le travail, les individus se rendent bien compte que nous sommes dans une période transitoire. De façon plus générale, il y a un grand bouleversement des rites de salutation : la bise, les accolades, ou les poignées de main. Quand le degré de proximité est très important avec les individus, ces rites commencent à revenir mais pas de façon systématique. Quand le degré de proximité est intermédiaire, on voit apparaître un pré-rite dans l’interaction qui est une sorte de demande de consentement pour verbalement se mettre d’accord sur la manière d’avoir ou de ne pas avoir un contact physique, et se saluer.
Ce sont des conventions sociales qu’il faut réapprendre. On ne sait pas forcément comment se comporter avec ceux que l’on revoit pour la première fois depuis le confinement. Et au fond, chacun procède à une sorte de calcul du risque. Ce que l’on voit, tant dans nos interviews que nos observations de terrain, c’est que plus un individu va être éloigné, moins on le connaît, plus il va être perçu comme potentiellement dangereux.
Comment cela se passe-t-il pour ceux qui sont repartis travailler ?
Dans le cadre professionnel, les rites de salutations ont changé et nous pouvons émettre l’hypothèse que cela va durer. Dans l’histoire professionnelle, les interactions physiques, comme se faire la bise, sont très récentes : elles remontent aux années 70.
A l’ère post-MeToo, le risque pandémique va être une excuse pour faire reculer ce contact physique auquel certaines femmes se sentaient contraintes. Plus globalement, à part les collègues avec qui on est tout le temps fourré à la machine à café, les autres vont être perçus comme plus dangereux que quelqu’un de la famille.
La vie sociale devient une sorte de calcul-risque…
Exactement. C’est un gros changement car on n’avait pas ce rapport au risque en Occident. Ces rituels ordinaires sont comme un contrat social qui indique à l’autre qu’on est dans une posture bienveillante dans notre interaction avec lui. Avant, serrer la main, faire la bise, parler à un inconnu dans la rue, n’était pas potentiellement dangereux. Avec les gestes barrières et la crainte du virus, les individus sont obligés de réapprendre à faire société et de trouver un autre rituel de bonjour. Alors que c’est quelque chose que l’on fait depuis toujours.
En outre, nous vivons dans une société méditerranéenne qui est une société de contact. Quand on se parle, on peut avoir des corps qui sont assez près. Ce n’est donc pas simple. Dans les sociétés asiatiques, c’est moins compliqué : le contact physique est loin d’être systématique hors de la sphère très intime. Nos nouveaux gestes et rituels entraînent des modifications probablement temporaires, qui marquent cependant une rupture entre les anciennes habitudes et celles d’après : d’une société «sans contact» ou à l’inverse avec un «excès de contact».
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