Elodie Gentina est enseignante-chercheuse à l’IESEG School of Management et conférencière. Sa spécialité ? La génération Z. Ces jeunes qui veulent être à la fois en team et libres. Avoir du temps libre et être des acteurs écoutés dans l’entreprise. Ne plus avoir de métier mais une mission. Autant de paradoxes avec lesquels l’entreprise va devoir composer. Interview.
Il y a eu les X, complètement accros au boulot. Les Y, qui voulaient changer le monde en travaillant. Qu'attendent les Z de l'entreprise ?
Elodie Gentina : Pour les X, l’entreprise était une sorte de substitution de la famille. Le travail était extrêmement important, il fallait un bon salaire et un bon boulot pour s’en sortir dans la vie. Les Y étaient plutôt dans une logique donnant-donnant : l’entreprise devait leur montrer ce qu’elle pouvait leur apporter, et, si ça valait le coup, ils s’investissaient en retour. Pour les Z, c’est encore autre chose. Ils n’arrivent pas à se projeter, et remettent vraiment l’entreprise en question. Leur ambition n’est pas de gravir les échelons, mais de protéger un bon équilibre entre leurs vies personnelle et professionnelle. Réussir dans la vie, c’est avant tout réussir SA vie. Au niveau de leur job, ça se traduit par l’intérêt du poste, la possibilité de s’investir et de grandir. L’entreprise est perçue comme une sorte d’école apprenante et partageante, pas comme un lieu de sacrifices.
Avant, les jeunes diplômés rêvaient de jobs à hauts salaires dans des entreprises internationales à forte notoriété. Aujourd'hui, quelles sont les attentes des jeunes ?
E. G. : En majorité, les jeunes générations considèrent que les grandes entreprises ne sont pas suffisamment engagées au niveau social et environnemental. Or c’est vraiment ce qu’elles souhaitent retrouver dans leur vie professionnelle – elles préfèrent d’ailleurs parler de « mission » que de « métier ». Les Z savent décortiquer les discours, ne sont plus dupes, s’intéressent aux fondations d’entreprise... Au-delà de l’engagement, l’autre critère important, c’est la notion d’apprentissage. Ils envisagent l’entreprise au prisme de l’enrichissement personnel. Le résultat, c’est qu’on ne fait plus intervenir les mêmes gens, en cours : on va privilégier des profils différents. Par exemple, j’ai invité une exploratrice qui travaille chez Décathlon, ou un créateur d’entreprise qui n’embauche que des jeunes, avec l’objectif de leur confier son entreprise.
On les dit créatifs, participatifs, connectés... Cela se traduit-il au travail ?
E. G. : Quand on parle de l’hyperconnexion des Z, il faut faire attention : oui, ils comprennent les outils numériques, mais ils ont surtout besoin d’être connectés aux gens « en vrai ». Ils cherchent des relations authentiques : on voit d’ailleurs que le scoutisme remonte en flèche chez les jeunes ! Leur force, c’est le sens de la communauté. Ils ne sont peut-être pas fidèles à l’entreprise, mais ils sont fidèles à leurs collaborateurs. Ça doit faire réfléchir les entreprises sur la notion d’équipe. Ils aiment créer, travailler « en mode projet ». Pour les organisations, c’est l’occasion de développer l’« intrapreneuriat ».
Ils vivent et se regroupent en tribus. Dans l'entreprise, qu'est-ce que cela entraîne en matière de collaboration avec les équipes ? Et de hiérarchie ?
E. G. : L’esprit d’équipe est l’un des premiers critères de fidélité à l’entreprise. Très souvent, ils restent pour l’équipe : leurs collègues deviennent des copains, ils aiment travailler en team. On est passé d’une fidélité d’entreprise à une fidélité sociale et collective. Ce n’est plus quelque chose de subi, mais de choisi. Aux entreprises de le comprendre, d’agir, en menant des actions pour la communauté, la fédérer. Évidemment, le rapport à la hiérarchie est différent. On passe d’un mode pyramidal à un mode réseau. Cela se traduit dans les outils qu’ils utilisent : aux e-mails, ils préfèrent WhatsApp, Telegram, Slack..., autant de services qui permettent de contacter les managers de façon instantanée, sur un pied d’égalité. Ce n’est pas une crise de l’autorité, mais une crise de crédibilité des porteurs de l’autorité. On ne respecte plus son manager pour son âge ou son expérience, mais pour ses compétences – à savoir qu’un bon leader doit être proche de ses équipes, leur faire confiance, être avec elles au quotidien et non pas dans un bureau en haut d’une tour... Ce qui est très important aussi, c’est de faire des retours réguliers, et non plus seulement de grands entretiens annuels.
Le télétravail et le désir d'agilité sont au cœur de leurs envies. Comment les entreprises peuvent-elles conjuguer ce désir de proximité et leur volonté de liberté ?
E. G. : Pour les entreprises, il s’agit de changer de position sur la confiance. Aujourd'hui, on est encore dans un système de contrôle. Or la jeune génération demande de plus en plus de flexibilité : il devient difficile de lui demander de travailler cinq jours par semaine, de 9 heures à 19 heures ! Les jeunes veulent pouvoir aller à leur cours de tennis à 17 heures, et éventuellement revenir travailler à 20 heures ! Pour que cette combinaison soit possible, il faut faire des retours réguliers sur les résultats – sans entrer dans une forme de flicage –, et faire la liste des moyens et des contenus mis en œuvre.
Fini le temps où l'on pouvait les retenir en leur faisant miroiter des évolutions de carrière et des augmentations de salaire annuelles. Comment les entreprises peuvent-elles retenir les plus jeunes ?
E. G. : Il existe deux nouvelles formes de reconnaissance : la reconnaissance existentielle, et la reconnaissance intégrative. La reconnaissance existentielle vient des qualités des managers : sont-ils capables d’écouter, d’aider, de faire confiance à leurs équipes ? La reconnaissance intégrative, c’est la volonté de contribuer à la transformation de l’entreprise, à la conduite du changement. Les solutions sont nombreuses : faire du « mentoring » inversé en demandant aux jeunes de former les seniors aux outils numériques, accorder une demi-journée par semaine à des projets d’intrapreneuriat, créer des ComEx qui intègrent les plus jeunes... l’important, c’est d’accorder aux jeunes du temps pour l’entreprise en dehors de leur mission propre.
Les jeunes n'envisagent plus de faire carrière au sein d'une seule entreprise, mais envisagent-ils seulement de travailler toute leur vie ?
E. G. : Je pense sincèrement que les termes de « carrière » et de « métier » n’auront plus lieu d’être. Les Z sont prêts à rester dans la même boîte pendant longtemps si on leur confie différentes missions, différents projets ! Ils veulent pouvoir faire plusieurs activités ! Même si cela implique de partir faire le tour du monde pendant un an. Ils sont au courant de tout ce qui se passe dans le monde, ont des amis partout... Ils ont envie de voir de plus près ce qu'il y a ailleurs. Leur relation à l’avenir n’est plus du tout la même. Si on leur demande où ils s’imaginent dans dix ans, il y a de fortes chances pour qu’ils répondent qu’ils ne savent pas. Ça n’est pas une question de manque de motivation, mais simplement une vision différente de la vie de l’entreprise.
Ces dernières années, on a eu l'impression qu'être entrepreneur incarnait une sorte de Graal pour les plus jeunes. Est-ce encore le cas ?
E. G. : Pour eux, l'objectif n’est pas forcément de créer sa boîte, mais d’être libres de travailler comme ils en ont envie. En 2018, une étude IPSOS montrait que seuls 36 % des jeunes voulaient créer leur entreprise. Ils sont plutôt attirés par l’intrapreneuriat : l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est extrêmement important pour eux. Ils savent que quand on crée sa société, c’est quelque chose que l’on peut rapidement perdre.
Plus de liberté, plus d'humain, plus de temps libre, moins de hiérarchie..., les exigences envers les entreprises sont élevées. Ces dernières peuvent-elles y répondre dans un contexte économique tendu ?
E. G. : La question n’est pas tellement de savoir si elles vont le pouvoir : elles le doivent ! Bien sûr, tout n’est pas possible, mais elles peuvent commencer par mettre de petites choses en place. En ce qui concerne les outils, cela passe par l’arrêt des e-mails en interne, pour implanter des outils plus communautaires. En matière d’équipe, elles peuvent créer des systèmes de sociabilisation inversée, les faire travailler en binôme avec des seniors. Et pour ce qui est de la flexibilité, c’est faciliter le télétravail, revoir les modes hiérarchiques, ne plus faire d’entretiens annuels, au profit de feed-back informel plus régulier, intégrer les jeunes dans la transformation, instaurer des temps libres. Il faut comprendre que si on perd les jeunes dans un contexte économique tendu, on perd les ressources de demain.
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