Dans une synthèse historique magistrale, Georges Vigarello revient sur les « métamorphoses » et « l’extension du domaine » de la fatigue depuis le Moyen Âge.
Fatigue des soignants, fatigue persistante des malades « guéris » du Covid-19, fatigue psychologique liée aux confinements successifs, etc. L’Histoire de la fatigue de Georges Vigarello, à laquelle celui-ci a adjoint une préface en lien avec la pandémie, n’a jamais été autant d’actualité. Avec ce nouveau livre, l’historien, connu entre autres pour ses travaux sur le corps, les émotions, la virilité ou encore le gras, se saisit donc d’un nouvel objet original susceptible d’une analyse historique.
La fatigue ou les fatigues ?
Les « XXe et XXIe siècles ont vu une irrépressible extension du domaine de la fatigue. » Dans le domaine professionnel, les « burn out » sont médiatisés, dans le privé, la « charge mentale » qui touche les femmes, toujours victimes d’une inégale répartition des tâches ménagères et de l’éducation des enfants, est mise en avant. « Une hypothèse traverse ce livre, écrit son auteur : le gain d’autonomie, réelle ou postulée, acquis par l’individu des sociétés occidentales, la découverte d’un "moi" plus autonome, le rêve toujours accru d’affranchissement et de liberté ont rendu toujours plus difficile à vivre tout ce qui peut contraindre et entraver. D’autant que s’y ajoute le rappel, du coup possible, des fragilités, des vulnérabilités. »
L’usage d’un même mot, celui de fatigue, pourrait laisser croire une continuité de cet état à travers les époques, symbole de la « limite » et de la « fragilité » de l’homme, avec ses deux versants : « interne », à l’échelle de l’individu, et « externe », en provenance de son environnement au sens large. La pérennité du terme désignant ce phénomène masque pourtant ses « métamorphoses » depuis le Moyen Âge, où débute l’enquête de G. Vigarello, jusqu’à nos jours. En effet, « la perception de la fatigue varie d’une époque à l’autre » ; et ces variations ont de nombreux corollaires qui se traduisent dans les corps, les esprits, les conceptions médicales, l’organisation du travail, le sport, la violence, etc.
Les fatigues évidentes changent au fil des temps. Au Moyen Âge, c’est la « fatigue du combattant » qui focalise l’attention, dans une moindre mesure celle du voyageur ou, dans le domaine religieux, celle aux vertus rédemptrices. Quant à celle du travailleur – le paysan –, elle est ignorée, à cause de la valorisation du fait guerrier qui domine alors. A l’époque classique, avec la montée en puissance de la noblesse de robe, les « lassitudes » prennent une place nouvelle, des gradations apparaissent ainsi qu’une « amorce du chiffre » relative à la fatigue. Avec les Lumières, la fatigue devient plus sensible. C’est aussi le début du dépassement de soi via l’exploration du monde, la naissance de l’entrainement pour repousser ses limites. Le XIXe siècle est celui des fatigues ouvrières, étudiées – de plus en plus calculées – non pas tant par philanthropie que pour estimer le repos nécessaire à une maximisation de la production avec la naissance de la société industrielle – il en va de même avec la préoccupation de disposer de soldats aptes aux armées. Certains des effets délétères de cette nouvelle société amènent à s’intéresser à la fatigue générée par les conditions de vie, le temps de travail ou le labeur des enfants. Enfin nos sociétés contemporaines, de plus en plus dominées par des emplois de bureaux et la numérisation, charrient leur lot de « fatigues plus sourdes », davantage psychologiques, liées par exemple au trop plein d’informations. Enfin, ces fatigues actuelles rejoignent plus globalement l’individualisation et la démocratisation évoquées par G. Vigarello au seuil de son livre.
Corps et sensibilités
L’histoire de la fatigue rejoint aussi celles des corps, dont G. Vigarello s’est déjà fait l’historien, et de ses remèdes. Au Moyen Âge, la fatigue est envisagée comme une « perte d’humeurs » ; en conséquence, les fluides sont prescrits pour restaurer la vigueur. Pour les Lumières, la fatigue est liée aux fibres et autres réseaux, mais aussi à l’excitation non maitrisée. On recherche alors des « toniques » pour la résorber, et la période est ainsi marquée par le développement de la trinité thé, café et chocolat. Le XIXe siècle, celui des machines et de l’énergie, est marqué par un intérêt pour l’alimentation, les calories et les nourritures à privilégier ou exclure, mais aussi pour les postures avec la naissance de l’ergonomie. Enfin, « [l]a fatigue d’aujourd’hui est perçue dans le langage numérique, privilégiant les messages internes, les sensations, la connexion et la déconnexion. » Elle est abordée par le biais des relations, mais aussi via la chimie et la biologie (rôle des hormones, place des drogues et des médicaments).
« Affinements et degrés se précisent avec le temps. Notre civilisation invente des sensibilités, crée des nuances, fait exister de proche en proche des fatigues qui, auparavant, n’existaient pas, découvre avec le cours de l’histoire, des états longtemps ignorés. » G. Vigarello repère des changements dans le vocabulaire : l’arrivée des termes « langueur », « courbature », « dépérissement », « stress ». Il met en lumière des moments clés comme la Grande Guerre avec un changement de regard sur la fatigue, consécutif d’un « franchissement de seuil », ou encore les totalitarismes avec l’épuisement complet recherché de leurs victimes alors que se développent en parallèle les loisirs et les vacances sous le Front Populaire.
Plus largement, la fatigue se déplace progressivement, du physique vers le psychologique ; ce dernier ayant d’ailleurs de plus en plus souvent des traductions sur le précédent. Elle devient plus globale et entretient des liens étroits avec nos sociétés d’individus, avec la question de l’autonomie et des contraintes. « Tel est bien l’enjeu de cette démarche historique qui est aussi généalogique : montrer comment ce qui semble depuis toujours ancré dans les chairs s’inscrit aussi, au fil des siècles, dans les consciences, les structures sociales et leurs représentations, jusqu’à se redéployer et nous atteindre au plus profond. » La fatigue est désormais intégrée à notre « quotidien ».
L’Histoire de la fatigue de Georges Vigarello s’impose comme une démonstration passionnante d’une très grande richesse, mobilisant des sources impressionnantes, autant littéraires, scientifiques qu’historiques. Son livre aurait pu faire écho aux thèses du sociologue et philosophe allemand Harmut Rosa sur « l’accélération », envisagée sous ses différentes formes (technique, changement social ou rythme de vie) et ses conséquences en termes de nouvelles aliénations, ou encore à 24/7. Le capitalisme à l'assaut du sommeil de l’américain Jonathan Crary, qui constituent autant d’explications complémentaires des causes contemporaines de notre fatigue. In fine, la fatigue constitue un phénomène dont seule une analyse pluridisciplinaire – biologique, psychologique et sociologique notamment – est en mesure de rendre compte, analyse permise ici par la synthèse historique.
par Benjalin CARACO
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