mercredi 9 décembre 2020

Qu’est-ce que la covid fait à la pensée ?


Ce qui se joue, parallèlement à la recherche d’un vaccin, c’est une sorte de compétition entre philosophes, sur celui qui arriverait le premier à doter le virus d’une sorte de cerveau, à en devenir en tout cas l’interprète attitré... La Covid aurait-elle contaminé la pensée ?


Cela fait un an, déjà, qu’on vit à l’intérieur, pour beaucoup d’entre nous, du premier événement historique de notre vie...


Qu’est-ce-que la covid fait à la pensée ?  Crédits :  DrAfter123 - Getty


Cela fait un an que les virologues étudient le virus, que les épidémiologistes étudient la pandémie, que la chose mobilise les gouvernements du monde entier, que les médias ne parlent que de ça, qu’il y a un masque bleu au-dessus des tendances sur Twitter. 


Philosophes et virus
Il est parfaitement normal que les philosophes, à leur tour, soient mobilisés, et tentent de penser la pandémie.
On pourrait faire une typologie de leurs réflexions : il y a ceux pour qui la pandémie a fait enfin vaciller les frontières contestables du royaume humain. La pandémie serait le nom d’un nouveau partage du vivant, mieux, la pandémie serait un événement d’ordre ontologique. L’apparition, prédite par quelques penseurs jusque là isolés, d’un macro-objet, de quelque chose qui tiendrait ensemble des éléments que le savoir séparait jusque là, comme l’histoire de la civilisation et celle des agents pathogènes.
D’autres voient dans l’apparition du virus une conséquence directe du réchauffement climatique et de la mondialisation — réduisant le virus à un accident, mais un accident au sens métaphysique du terme : son enveloppe biologique définissant moins sa substance que les conditions environnementales de son apparition. 
Chaque spécialiste se raconte en réalité le virus qui lui convient, le virus est révélateur, un deus ex machina, voire une paresse intellectuelle. On vient alors à se demander si la charge virale du coronavirus n’est pas aussi idéologique … 

Qu’est-ce que c’est qu’un virus, en dernier lieu ?
C’est justement quelque chose qui n’a pas la faculté de se reproduire seul, et qui doit être retranscrit par la cellule hôte : un exercice de ventriloquie biologique, si l’on veut.
La pandémie nous parle à travers tous ces discours qu’on entend sur elle.
Nous serions devenus les interprètes du virus ? C’est un peu absurde, mais pas plus que de prêter une intentionnalité reproductrice au virus. En réalité, s’il y a bien une chose qui nous prend toujours au dépourvu, ce sont les événements sans intentionnalité. Et comme on met des voix-off sur le moindre documentaire animalier, on évoque ici la revanches des écosystèmes.
Et ce qui s’est joué ainsi, dans la pensée, parallèlement à la recherche d’un vaccin, c’est une sorte de compétition, entre philosophes, sur celui qui arriverait le premier à doter le virus d’une sorte de cerveau — à en devenir en tout cas l’interprète attitré. Le covid aurait donc contaminé la pensée ?

Bêtise de l’épidémie
On pourrait parler alors d’un platonisme dégénéré : descendu dans la caverne de la cellule infectée, les penseurs de la pandémie auraient reçu, du virus lui-même, un enseignement ésotérique.
Je ne serais ainsi pas surpris que, contre toute l’apparente sympathie de la philosophie pour la rationalité scientifique, on trouve bientôt un philosophe à la tête du mouvement antivax...
Mais plus sérieusement, je me suis dit, devant une file d’attente à la porte d’un laboratoire, qu’elle était la forme véritable de la pandémie : quelque chose de finalement très prosaïque, mais qui portait en elle le souvenir de quantité d’autres événements historiques : une queue, devant les magasins, avec tout ce que cela comporte d’extraordinaire et de déjà-vu. Du virus, nous ne saurons jamais rien, car il n’y a rien à en savoir. Mais nous nous souviendrons longtemps de ces files d’attente, de ces gestes barrières, du frottement désagréable des écouvillons et de l’odeur de tabac froid des masques neufs.
L’événement historique, avant d’être un récit mythologique ou une allégorie, ce n’est que cela : un bloc de réel terriblement pénible à traverser. Un moment d’inconfort pour le plus stoïque des penseurs comme pour le plus pressé des optimistes — l’écouvillon du temps tombé dans une muqueuse. 




Source : La Chronique d'Aurélien Bellanger - France Culture - Philosophie

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