jeudi 10 septembre 2020

«Dévergondages philosophiques» avec Barbara Cassin


L’académicienne publie une pétillante autobiographie où la mort côtoie le bonheur, où la philosophe frondeuse s’émancipe de la loi de l’un et du vrai. Heureusement, avec mesure.



«Cela me donnera l’occasion d’acheter Le Figaro!», nous dit-elle au moment de nous séparer, en s’enquérant du jour de la publication de cette chronique. Cet aveu est aussitôt relativisé: «Je ne lis plus la presse, je n’ai pas le temps.» Ne lui en tenons pas rigueur, car c’est dit sans mauvaises intentions. Barbara Cassin dit beaucoup de choses sur elle, ses goûts et ses idées, dans son «autobiographie philosophique» (c’est le sous-titre). Elle le fait sans compter, mais en bonne conteuse. Elle aime nager à contre-courant. «Votre livre vous ressemble, il est séduisant et horripilant», lui a écrit un de ses collègues du Quai Conti.

La neuvième femme académicienne, jadis très bohème - son joli petit jardin de la rue Mouffetard l’est encore -, embrasse les us et coutumes de la «Vieille Dame» avec bonne humeur depuis qu’elle en a rejoint les pompes, en octobre dernier. «J’ai passé l’âge, à 72 ans, d’en découdre avec les institutions, et surtout je n’ai que de bonnes choses à dire, j’y ai rencontré une générosité et une courtoisie qui sont incroyables, depuis la personne qui ouvre la porte jusqu’à la secrétaire perpétuelle (Hélène Carrère d’Encausse, NDLR).»

Son livre dévoile, exhibe, le lien de cause à effet entre les émois du moi le plus intime et les généralisations de sa pensée la plus sérieuse. Elle a trouvé les vingt anecdotes d’une vie qui ont décidé de sa manière de penser. Ce n’est pas si évident, et c’est un jeu que chacun d’entre nous devrait faire pour lui-même. «De l’anecdote à l’idée», dit-elle en introduction. À vrai dire, elle réussit à reprendre avec désinvolture et alacrité la partition française en matière de philosophie: penser depuis le sujet et ce qu’il ressent, et non à partir des seules idées. Chez Montaigne, Descartes, Rousseau, Alain, Bergson, Merleau-Ponty, etc., la philosophie s’épanouit dans l’incarnation de son questionnement. Elle préfère chercher une méthode - un chemin - et elle peine à bâtir un système. Les événements d’une vie deviennent des idées générales. Nous avons, en philosophie française, du mal avec les systèmes en apesanteur. En dehors d’Auguste Comte, on en cherche. Et Barbara Cassin théorise fort bien son antipathie pour les systèmes.

De ce joyeux chaos émerge donc une pensée et une politique. Un éloge du multiple et une méfiance à l’égard de l’un

Tout est donc dans l’anecdote: les couches de son fils, sa famille juive qui nous rappelle Emmanuel Berl, le sein caressé par René Char, ses infidélités, la rencontre avec Heidegger, dont on ne savait pas à l’époque à quel point il avait sucé le lait du nazisme, l’agonie émouvante de son mari. Ou ce jour où Barbara, arrière-petite-nièce de René Cassin, lui rendit une visite de jeune fille pour voir si le grand homme pouvait l’aider à trouver sa voie. Il lui proposa un emploi de dactylo. La féministe qu’elle était ne donna pas suite. Elle avait d’autres ambitions. Elle devint helléniste et philologue. Et, en effet, elle a aimé suivre avec «l’acribie d’une limace myope» la longue histoire des mots copiés et recopiés. Elle en a déduit une philosophie de la traduction, bien nécessaire aujourd’hui pour nous émanciper du globish omnipotent, de la langue anglaise qui aujourd’hui s’impose comme la seule langue possible des congrès savants.

De ce joyeux chaos émerge donc une pensée et une politique. Un éloge du multiple et une méfiance à l’égard de l’un. Barbara Cassin n’aime pas qu’on enferme le langage dans le carcan de la clarté. Elle se débat contre l’axiome d’Aristote qui proclame dans sa Métaphysique que «signifier une chose, c’est signifier une seule chose, la même pour vous et moi». Elle trouve un peu fort de café qu’il mise tout sur cette seule fonction cognitive du langage, alors qu’il y en a tant d’autres - poétique, pragmatique, psychanalytique… -, et elle refuse qu’il dénie à ceux qui ont un autre usage de la langue le droit d’appartenir au cercle de l’humanité. Qu’il s’agisse des fous, des étrangers ou des poètes. «Aristote nous dit qu’ils sont comme des plantes», s’indigne-t-elle. Bon, Aristote était de droite. Il traçait des lignes de démarcation.

Barbara Cassin a le talent de rendre désirable le relatif et le comparatif, plutôt que l’absolu et l’universel

Cassin est de gauche, elle préfère se tenir de l’autre côté de la frontière. Elle renverse la proposition: c’est être fou que de ne donner «qu’un seul sens à chaque mot». L’équivoque règne dans la langue, et «l’original est infidèle à la traduction». Il faut sans cesse traduire, d’une langue à l’autre, et à l’intérieur de chaque langue, il faut sans cesse réexpliquer, et donc traduire encore. Elle n’a pas tort non plus. Vertige.

Comment réconcilier Aristote et Cassin? Parménide et Héraclite? Faut-il que nous retournions à la source du débat sur l’un et le multiple? C’est ce à quoi elle nous invite. Pour faire très vite, on dira que la gauche a une préférence pour le multiple, la droite pour l’un. Séparez l’un du multiple, et vous avez la dictature. Séparez le multiple de l’un, et vous avez l’anarchie. Barbara Cassin a le talent de rendre désirable le relatif et le comparatif, plutôt que l’absolu et l’universel. Dans son viseur, bien plus qu’Aristote, il y a l’impératif moral kantien. Encore un traceur de frontières, celui-là. L’impossibilité du mensonge, commandée par la morale kantienne de l’intention, est une bêtise, et elle a bien raison de sauver le règne ambigu des apparences.

Mais, évidemment, il y a des risques à casser du sucre sur les universaux. C’est ce qu’a adoré faire sa génération formée à l’école du soupçon. Le «d’où parles-tu?» est un acide corrosif. Cette seule question domine plus que jamais l’université américaine et bientôt européenne. Homme, femme, république. Autant de créations du mâle blanc. Sa classe, son genre lui interdisent désormais «de l’ouvrir», car sa vérité est toujours la fausse monnaie de ses intérêts. La République? Elle est suspecte, machiste, néocolonialiste. L’art? Idem. L’histoire et la philosophie? Cela va sans dire. Qu’en pense Barbara Cassin quand nous l’interrogeons, entourée des tableaux qu’elle a peints ou de ceux que ses parents ont peints? Elle ne se laisse malgré tout pas rejoindre par la cohorte hystérique des déboulonneurs, des effaceurs, des rectificateurs de la pensée devenue infréquentable du vieil Occident.

Elle arrête les ménades enragées: «Ceux qui jettent à la figure leurs vérités sont nuls et non avenus», nous dit-elle. «Il suffit d’un peu de bon sens pour ne pas se laisser prendre au féminisme extrême ou au décolonialisme radical. Je ne veux pas qu’on déboulonne la statue de Colbert, je suis d’accord en revanche pour qu’on fasse un pas de côté, qu’on dise: il a fait ceci et cela. À vrai dire, il n’a pas écrit le “code noir”, etc. » La Grèce, école de la mesure, a inventé la dialectique de l’un et du multiple, de la règle et des cas particuliers. Finalement, le règne du multiple n’est pas meilleur que la loi de l’un. Assigner chacun à sa tribu ne vaut pas mieux que de nous mettre tous à la même enseigne. «Compliquer l’universel, ce n’est pas en finir avec lui.»Elle n’a pas la dent si dure, et tout est bien qui finit bien.

Le Figaro -  Par Charles Jaigu

«Le bonheur, sa dent douce à la mort», de Barbara Cassin, Éditions Fayard, 

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