La philosophe Julia de Funès note la transformation du monde de l’entreprise depuis la pandémie
La crise sanitaire a bousculé nos façons de travailler avec l’apparition du télétravail. Les entreprises françaises manquaient-elles d’audace auparavant ?
« C’est le paradoxe ! Il a fallu une période d’arrêt pour accélérer le changement de nos méthodes de travail. En France, concernant le télétravail, nous étions en retard sur les Anglo-saxons en raison de deux verrous majeurs. Les entreprises arguaient d’une mise en place techniquement difficile, or nous avons vu qu’en quelques jours, c’était possible. D’aucuns avançaient aussi la crainte du délitement des liens sociaux. Comme si l’open space était une garantie de sociabilisation ! Si le virtuel ne se substitue pas au réel, il peut se révéler aussi efficace. Quand les conditions sanitaires le permettent, l’idéal est dans l’hybridation du télétravail et de la présence physique. »
Travaille-t-on mieux et différemment en télétravail ?
« Il est prouvé que libérés de leur image, les gens sont plus efficaces. Quand on travaille chez soi, ce n’est pas la peine de feindre d’être occupé à son écran jusqu’à des heures tardives. On n’a pas besoin de faire du zèle, du présentiel pour du présentiel. Délivré de ces postures, le salarié est plus efficace. Une réunion par écran est ennuyeuse ? On peut s’échapper, se mettre sur « mute » et s’occuper à autre chose, ce qui est impossible dans un bureau. Le télétravail n’élimine pas la comédie humaine, mais il permet d’en atténuer certains aspects. »
Cela ne concerne toutefois qu’une catégorie de métiers. Est-ce au risque de renforcer les inégalités sociales ?
« Résumer le télétravail aux métiers de « riches » est simpliste. Kylian Mbappé ou un chirurgien esthétique ne peuvent pas exercer en virtuel, alors qu’un téléconseiller ou une assistance au Smic pourront s’y adapter. Le télétravail ne provient donc pas toujours d’inégalités sociales mais sectorielles. En revanche, il amplifie les inégalités sociales. Il faut trouver une chambre à soi, à défaut, de nouveaux modes de fonctionnement, des tiers lieux… C’est davantage par l’innovation que l’on pourra parer aux difficultés nées de la distance. »
De quelle façon la crise du Covid a-t-elle bousculé les échelles de valeur ?
« Le rapport au temps a été tant bouleversé que deux tiers des Français questionnés ont affirmé qu’ils se sentaient « mieux » pendant le confinement. Prisonniers d’un lieu, nous étions aussi libérés d’un temps. Sans le cadencement habituel, les horaires subis, chacun est redevenu le maître de sa durée intérieure. Certains l’ont bien vécu, pour d’autres ce fut très anxiogène. »
Est-ce à dire que le sens du travail s’est modifié ?
« Ces réflexions déjà latentes ont été accélérées par le confinement. Ceux qui ont travaillé au foyer ont découvert que dans une journée, le travail relevait d’une activité parmi d’autres, (les devoirs, le ménage, etc.) Il est devenu un temps à défaut d’être un lieu. Un temps parmi d’autres. Il s’est désacralisé, il a perdu sa place hégémonique en se domestiquant. Quand bien même il reste une activité centrale dans l’existence, il ne représente plus une finalité en soi. »
Cette nouvelle approche est-elle une menace pour « l’esprit d’entreprise » ?
« Jusqu’à ma génération, l’entreprise faisait sens. C’était une identité sociale. On entrait dans un groupe pour ce qu’il incarnait. Or cela est nécessaire mais ne suffit plus. L’entreprise doit désormais proposer un sens, une raison d’être. Les nouvelles générations attendent autre chose qu’un emploi, car appartenir à un groupe n’est plus une finalité en soi. Il faut y ajouter le sentiment d’être utile, d’avoir un impact sur le monde, de se sentir un sujet actif non pas seulement pour sa carrière mais pour une cause. Les jeunes désirent aussi plus d’autonomie, bosser d’où ils veulent, quand ils veulent. Et leur lien à leur entreprise sera davantage soudé par la confiance que par le contrôle. On vit un changement de paradigme et les DRH comme les dirigeants ont très bien senti ces attentes. »
L’entreprise doit-elle rendre ses salariés heureux ?
« Le bonheur en entreprise est un leurre. Il n’y a jamais eu autant de burn-out alors qu’on n’a jamais autant veillé au bien-être des employés. Cela prouve bien l’inefficacité des artifices bonheuristes mis en place. Il ne s’agit pas de mettre des poufs ou des baby-foots dans des salles de détente pour rendre les salariés heureux. La satisfaction vient de la réussite personnelle sur un projet professionnel, de la reconnaissance obtenue, de l’autonomie et du sens que l’on trouve à son travail. »
De Funès, un nom facile à porter
Visage fin et regard clair, Julia de Funès porte avec élégance l’air de famille. Petite-fille de l’illustre comédien, elle assure sans ambages, « ce n’est vraiment pas un nom difficile à porter ».
Âgée de 4 ans seulement à la mort de son grand-père en 1983, elle garde quelques souvenirs diffus de l’homme. En revanche, la propriété du Cellier près de Nantes, fief de la famille de Funès de 1967 à 1986, a durablement imprégné sa mémoire. « Auprès d’un entourage aimant, j’ai vécu une enfance très choyée dans cette maison à laquelle mon grand-père était très attaché. » La philosophe dépeint un artiste travailleur, peu soucieux des mondanités parisiennes, « lui qui préférait de loin la fréquentation de ses voisins. Ses meilleurs amis étaient les maraîchers nantais, les gens sincères ».
Julia de Funès, en prise directe avec l’entreprenariat, revendique cet héritage. « Ce n’est pas un hasard si mon sujet de thèse portait sur « De l’identité personnelle à l’authenticité » et si je défends une philosophie qui soit la plus concrète possible. Dans la famille, on aime les gens vrais. »
Tandis que, sourire aux lèvres, le public salue en son grand-père un acteur patrimonial (outre l’hommage à la Cinémathèque, en à peine un an le tout nouveau musée Louis-de-Funès à Saint-Raphaël dans le Var a attiré près de 70 000 visiteurs), sa petite-fille philosophe gagne en notoriété. Mordante quand elle fustige la vogue des ouvrages de développement personnel, « phénomène social à l’origine de bien des dégâts », Julia de Funès mise sur la philosophie comme un art appliqué.
Ainsi son texte écrit pendant le confinement, « Ce qui changerait tout sans rien changer » (L’Observatoire), a nourri moult débats sur « le monde de demain ». Et cela ravit la conférencière qui ne conçoit sa discipline autrement qu’ancrée dans la réalité.
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