vendredi 16 octobre 2020

Frédéric Beigbeder: «Paris, c’est fini»

 Frédéric Beigbeder: «Paris, c’est fini»

CHRONIQUE - Un gros volume rassemble l’intégrale des chroniques parisiennes de Léon-Paul Fargue (1876-1947): une machine à arpenter un Paris disparu.




Ayant quitté la capitale en 2017, j’en redécouvre avec délice la beauté à chacune de mes visites. Je suis désormais accueilli comme un revenant provincial, un plouc flâneur, un évadé basque, un fantôme du monde d’avant… Il m’est impossible de ne pas songer au Piéton de Paris à chaque fois que je surfe sur la Seine. C’est ainsi que se surnommait le Vialatte des faubourgs, Léon-Paul Fargue. Les Éditions du Sandre publient le tome I de ses œuvres complètes, L’Esprit de Paris, immense somme rassemblant l’intégrale de ses chroniques parisiennes (dont de nombreux inédits, notamment les textes datant de l’Occupation): 700 pages de descriptions légères et détaillées de la Ville-autrefois-Lumière, de 1934 à 1947. «Je parle, je marche, je me souviens, c’est tout un.» Si, comme moi, vous aimez vous lamenter sur Paris défiguré, Paris pollué, Paris déserté, ce monument va vous régaler. «Il n’est bon spleen que de Paris.» Fargue a le regard furtif et le jargon précis. Il voit tout, et devine le reste. Il connaît la ville sur le bout des pieds. Il l’arpente surtout la nuit, avec ivresse et mélancolie. Il regrette ce qui change, alors imaginez: le lire, c’est additionner notre regret au sien. C’est une déploration au carré! Je me demande parfois si la nostalgie n’est pas indispensable au talent. Un écrivain heureux écrit mal ; il faut souffrir pour être bon.

Beaucoup de ses chroniques furent griffonnées au Bœuf sur le Toit, mais son endroit de prédilection était le canal Saint-Martin ce qui en fait l’ancêtre des bobos

Dans sa jeunesse, Fargue a fréquenté les décadents et les salons, les cabarets et les maisons closes. S’il préfère son 10e arrondissement («un quartier de poètes et de locomotives»), il a tout bu, tout connu, de Montmartre à Saint-Germain-des-Prés, des gargotes des Halles aux palaces des Champs-Élysées. Beaucoup de ses chroniques furent griffonnées au Bœuf sur le Toit, mais son endroit de prédilection était le canal Saint-Martin - «une eau calme comme un potage de jade» - ce qui en fait l’ancêtre des bobos. Il a fait découvrir les hauteurs de Ménilmontant à Colette et les bas-fonds de Pigalle aux lecteurs du Figaro. Fargue est un Morand pas snob, un Cendrars sans mythomanie, un Kessel qui se prendrait pour Toulet. Au départ poète, il s’improvise journaliste nocturne pour payer ses notes de bar. Ce qu’il prenait pour une déchéance sera son passeport pour l’éternité. «Alors, saisissant d’une main de feu mon chapeau des vieux jours […], je me hâte vers ces rues, vers ces toits, vers ces kiosques, vers ces piles de taxis qui m’attendent, qui m’absorbent et me noient dans l’insensible tourbillon…» L’insensible tourbillon: voilà bien la seule chose qui n’ait pas changé.

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