mardi 5 janvier 2021

Rencontre: Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir refont le monde


Quand un philosophe rencontre un écologiste, de quoi parlent-ils? De l'état de la planète, de la nature et de sa beauté, mais aussi de notre capacité à nous reprendre en main pour bâtir un monde meilleur. De cette conversation au long cours est né un livre revigorant.

@Eric Durand


• Notre Temps: Vous avez chacun plusieurs dizaines de livres à votre actif. Pourquoi avoir choisi d’écrire celui-ci à deux voix?

Frédéric Lenoir: Justement, pour croiser et partager des expériences. Cela a élargi mon point de vue et conforté certaines de mes convictions. Nicolas a beaucoup plus de compétences que moi dans le champ de l’économie et du politique. Moi, j’ai une formation philosophique et sociologique, plus universitaire. Et puis nous avons chacun le projet de participer à un monde plus juste, plus équitable, plus respectueux de la planète, mais nous le faisons à partir d’expériences très différentes.

Nicolas Hulot: Pour moi, un livre, c’est un moment de mise au point. Dans ce monde où nous vivons toujours avec un sentiment d’urgence, il est vertueux de se poser et d’apporter une contribution sur l’origine des crises que nous traversons. L’actuelle a des multiples racines: écologique, sanitaire, économique… C’est surtout une profonde crise de civilisation; il faut essayer d’en comprendre les causes et se mettre en situation d’y apporter des traitements. Ce dialogue croisé m’a permis de les confronter. À titre personnel, ce livre m’a fait du bien.

F.L.: Moi aussi, même si la confrontation avec Nicolas est abrupte, douloureuse… Non, je plaisante! C’était aussi une belle aventure amicale.

• Le sous-titre du livre est "Le Temps des consciences". Depuis trente ans, les réunions et sommets pour la planète se multiplient. Cela a laissé du temps aux consciences de se mobiliser. Pourtant, la situation continue de se dégrader. Comment ne pas se décourager?

F.L.: Les défis sont toujours là, et la réaction des politiques accuse un retard colossal en regard de leur importance. En revanche, et c’est ce qui me rend relativement optimiste, énormément de gens sont en train de prendre conscience de ces enjeux. Dans les ateliers philo que j’anime, les enfants sont extrêmement sensibles à l’état de la nature, au sort des animaux, aux inégalités. Beaucoup d’étudiants ne veulent pas travailler dans des entreprises qui n’ont aucun souci de la société ou de l’environnement. L’économie sociale et solidaire progresse. Il y a une évolution. C’est motivant.

N.H.: Je suis plus inquiet que ne l’est Frédéric, mais je pense qu’il est trop tard pour se résigner. Le monde de demain va de toute façon être impacté par la crise écologique. Il sera très différent de celui d’aujourd’hui et nous avons des marges de manœuvre pour décider que le changement passera de gré ou de force. Je me bats pour que ce soit de gré. La prise de conscience est là. Il y a une énergie sourde qui est en train d’émerger dans notre société en réaction à ce modèle de compétition, de prédation. Et je mise là-dessus. Je me dis qu’à un moment, ces forces vont se rejoindre. Dans une forêt, on entend l’arbre qui tombe et pas les mille autres qui poussent. C’est ce qui me donne de l’espoir.


Vous dites qu’il est difficile de faire bouger les choses dans le cadre de l’exercice du pouvoir politique tant les résistances économiques et mentales sont grandes…

N. H.: On essaye de ne pas avoir une approche simpliste du type "les hommes politiques n’ont rien compris et les acteurs du monde économique sont des grands méchants". La réalité est bien plus complexe. Nous tentons de comprendre pourquoi le discrédit des politiques auprès des citoyens augmente d’année en année. Il y a quelque chose qui ne fonctionne plus dans la démocratie. J’énumère un certain nombre de raisons: l’orthodoxie économique qui fait que, parfois, on ne met pas les moyens qu’on devrait mettre là où il le faudrait. Ensuite, nous n’avons pas de méthode pour accompagner les mutations.

Enfin, le politique est sous la pression du court terme. Les lobbies font peser en permanence la menace des pertes d’emplois pour défendre leurs intérêts. Or, la somme des intérêts particuliers n’a jamais fait l’intérêt général! Au fil du temps, les politiques se sont laissé déposséder de leurs prérogatives par une partie du monde de la finance. Mais à vingt­-sept, en Europe, nous pourrions facilement nous redonner des marges de manœuvre. On l’a d’ailleurs vu lors de la crise sanitaire: des milliards ont été trouvés du jour au lendemain! Ce qu’on a su faire en temps de crise, pourquoi ne pas le faire en amont?

• Il faut donc des gêneurs, comme vous, pour sonner la fin de la partie?


N.H.: Oui, vous avez raison, le cercle vertueux, c’est d’avoir des politiques qui soient à l’écoute de ces gêneurs ou lanceurs d’alerte et qui se nourrissent de leurs éclairages. La société civile doit aussi admettre la complexité de l’exercice politique. C’est pourquoi, si on veut revitaliser notre démocratie, je préconise d’associer en permanence les citoyens, à toutes les échelles: locale, régionale et nationale. Les citoyens, électeurs, manifestants, acteurs sociaux et consommateurs, ont voix au chapitre. Nous ne sommes pas dépossédés d’une certaine influence et d’un certain pouvoir. Mais il ne faudrait pas que l’expression populaire prenne une forme violente pour en tirer des leçons. Comme disait Victor Hugo: "Souvent, la foule trahit le peuple."

• Comment, comme vous le préconisez, "passer du toujours plus au mieux-être" dans notre société de consommation et à un moment où le gouvernement nous enjoint de consommer pour relancer l’économie?

F.L.: On est toujours dans la quantité: consommer toujours plus, acheter… Il faut passer au mieux-­être et découvrir que ce besoin qu’à l’homme de satisfaire son désir doit s’orienter de plus en plus vers des choses immatérielles plutôt que d’être entièrement focalisé sur des objets matériels. Cette conversion ne peut s’opérer que si l’être humain comprend qu’il a intérêt à le faire. Intérêt sur le plan collectif, pour éviter un chaos environnemental et sociétal, mais aussi intérêt à titre personnel. Tant que l’on n’a pas expérimenté que c’est à travers la beauté, l’amour, la qualité des liens et la vie simple que l’on peut avoir les plus grands moments de joie, on ne peut pas changer.

N.H.: Le gouvernement veut que les épargnants utilisent leur bas de laine. Pourquoi pas, si c’est pour les inciter à rénover leur logement pour économiser l’énergie, à acheter un véhicule électrique, à utiliser des services de relations… Une économie peut ne pas être 100% matérielle. Les gens ont besoin d’aide à domicile, de soutien scolaire… C’est cette économie-­là qu’il faut aussi faire repartir. Il y a un plan de relance avec des milliards d’euros: j’y suis favorable dès lors que pas un euro ne va dans quelque chose de toxique. Si l’on soutient certains secteurs économiques, il faut des contreparties. L’argent public ne doit pas servir à aggraver la situation écologique et sociale.

• La résistance au changement est universelle. Vous-mêmes, comment la combattez-vous?

N.H.: Je n’ai pas toujours été écologiste et le suis-­je encore complètement? Je demande le droit à l’erreur et parfois à l’imperfection. Mais j’ai arrêté toutes mes addictions liées à la vitesse, au pilotage de toutes sortes d’engins. J’essaye d’être cohérent dans ma consommation: investir dans un chauffe-­eau solaire, un récupérateur de pluie… Si je prends une voiture, je tiens compte de son impact écologique, mais cela ne m’empêche pas de sortir de temps en temps ma vieille 2CV. J’ai diminué ma consommation de viande, je ne prends quasiment plus l’avion… C’est un chemin de progression qu’il faut faire en fonction de ses capacités et sans culpabiliser. Je le dis pour ne donner de leçon à personne. De quoi cela m’a-t­-il privé? J’avoue que je trouvais très plaisant de piloter un avion ou un hélicoptère. J’étais dans une insouciance totale à l’époque. Suis-­je moins heureux, maintenant, à faire du kitesurf ? Non, j’ai trouvé d’autres formes de plaisir.

F.L.: Le plus difficile pour moi est lié à l’alimentation. J’ai pris des résolutions de ne manger que local, le plus bio possible, de ne pas acheter des choses emballées dans du plastique, de diminuer ma consommation de viande… Mais j’y arrive plus ou moins. Parfois, pour des raisons pratiques, je ne fais pas 15 kilomètres de plus pour aller au magasin bio. Je vais au supermarché du coin et je me retrouve avec des aliments dont je ne connais pas la traçabilité et qui ne correspondent pas aux critères que je me suis fixés. Je progresse, mais lentement. Il m’arrive d’acheter des fraises en hiver… Et je me dis que c’est complètement aberrant.

N.H.: Ce qui est difficile dans le changement, c’est de briser les automatismes, les comportements réflexes. Une fois qu’on y est parvenu, il y a un sentiment de liberté, comme quelqu’un qui parvient à arrêter de fumer. Et cela vous rend heureux!

• Une chose frappe, à la lecture de  vos entretiens, c’est l’expérience quasi  mystique de la nature qui vous réunit…

N.H.: Je ne sais pas si le divin existe mais, en tout cas, je vois dans cette nature tant d’ingéniosité, de grâce, de malice, que cela ne peut pas être simplement le fruit du hasard. J’ai vu la beauté à 2000 mètres sous les océans, dans les pétales d’une rose ou sur le dos d’une coccinelle. Je ne fais pas d’ésotérisme et de métaphysique, mais ça rend humble. Je pense aussi que cette beauté est un langage universel qui nous relie.

F.L.: Oui, ça nous relie et ça ouvre le cœur. La relation à la nature est une expérience d’amour. On se sent ému, bouleversé. Vous avez raison de parler d’expérience mystique: face à la beauté de la nature, on fait le constat que quelque chose nous dépasse. Sa complexité, son ordre extraordinaire et son harmonie sont source d’émerveillement et de contemplation. L’un et l’autre, nous avons cette dimension contemplative très forte. Nous sommes nourris par la splendeur du monde! Nous avons la chance de pouvoir vivre au contact de la nature. Contrairement à Nicolas, j’ai pour ma part un chemin plus relié aux religions avec la découverte du Christ et des évangiles qui m’a bouleversé quand j’étais jeune adulte. Il reste qu’aller marcher en montagne, regarder la mer… sont les grands moments d’émotion que je ressens aujourd’hui.

• Les jeunes sont souvent aux avant-postes du combat en faveur du climat. Avec la formule "OK boomer", on a senti que certains faisaient porter aux plus âgés la responsabilité du réchauffement climatique. Selon vous, y a-t-il là un risque d’opposition, voire de rupture générationnelle?

N.H.: La responsabilité s’érige à partir du moment où l’on a la conscience des choses. On ne peut pas nous rendre responsables des comportements que nous avions quand nous étions des consommateurs insouciants, instrumentalisés par la publicité. Maintenant, nous sommes abreuvés d’informations qui nous mettent face aux conséquences de nos actes. À partir de là, nous engageons notre responsabilité. Mais cette rupture dont vous parlez, je la redoute: attention qu’un jour, nos enfants ne nous détestent pas! Et je dis aux adultes qui les regardent manifester avec une certaine condescendance: écoutez-­les, entendez­-les, parce que, sinon, leurs craintes, leurs espoirs et leurs revendications pourraient prendre une autre forme…

F.l.: En même temps, ce qu’on observe chez les jeunes est plutôt encourageant. Évidemment, il y en a, pris dans le système, qui veulent toujours avoir le plus beau smartphone, des marques… Mais on voit aussi un certain nombre d’entre eux qui semblent, par leurs comportements, vouloir s’éloigner de leurs aînés, en arrêtant de manger de la viande, par exemple, et qui ont une conscience écologique très affirmée. Ils ont une pratique plus radicale que nous. Cela dit, il est inutile de se culpabiliser d’avoir beaucoup consommé pendant trente ou quarante ans. On ne savait pas… Mais maintenant, cela vaut le coup de corriger le tir.

 le 04 janvier 2021 à 11h20 par Marie Auffret et Jean-Christophe Martineau

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