INTERVIEW – Pendant le confinement, Emmanuelle Duez, fondatrice de la société de conseil The Boson Project, n’a pas chômé. Pour « prototyper » l’entreprise de demain, l’entrepreneuse a sondé 2000 travailleurs issus de grands groupes, d’ETI et de PME sur leurs turpitudes existentielles. Les résultats de l’enquête « In(tro)spection au travail »* cassent un certain nombre de stéréotypes sur l’engagement des salariés, leurs exigences au travail et leur vision du chef. Explications.
Pourquoi avoir mené cette enquête "In(tro)spection au travail"?
Emmanuelle Duez : En cette période de crise, tandis qu’au gré des tribunes on n’a cessé de prophétiser que tout allait changer, il nous a semblé impératif d’écouter plutôt que de tenter vainement d’apporter des réponses. Ce que notre enquête nous apprend sur les travailleurs français casse finalement un bon nombre de stéréotypes.
Quels stéréotypes votre enquête met-elle à mal ?
E.D : D'abord le fait que les travailleurs français ne se sont pas désengagés pendant le confinement. Pour plus de 70 % d’entre eux, l’envie de travailler est restée intacte ou a augmenté. Les Français, qu’on a beaucoup taxés de "profiter du télétravail ou du chômage partiel pour paresser", n’ont donc pas été anesthésiés par cette situation inédite. L’enquête révèle même que 87 % sont prêts à fournir des efforts supplémentaires au regard du contexte.
Qu’attendent-ils de leur employeur en contrepartie de cet engagement ?
E.D : Ils ont davantage d'exigences : le renforcement des valeurs collectives, l’excellence managériale, ainsi que la compréhension de son utilité dans un système, c’est-à-dire le fait d’être conscient de sa contribution au sein de l’organisation.
Sur quels principes repose l’excellence managériale attendue ?
E.D : D’après les verbatims que nous avons recueillis, il est certain que les managers ne pourront se dérober sur la confiance accordée à leurs collaborateurs. Pendant le confinement, à distance, ils n’ont eu d’autre choix que de faire confiance à leurs équipes et il n’est pas question de revenir en arrière. En contrepartie d'être managés, les travailleurs veulent désormais être autonomes et avoir des responsabilités; Et ils considèrent a transparence de l’information comme un pré-requis au bon fonctionnement de l’organisation.
"Le confinement a contribué au retour du chef qui donne un cap."
N’est-ce pas contradictoire avec la vision du « leader coach », jusqu’ici très défendue ?
E.D : Avant le confinement, on parlait en effet de leadership bienveillant. On refusait au leader la posture de chef, surtout lorsque l’entreprise se disait ‘’collaborative’’. Le mot « diriger » était presque interdit. Mais le confinement est passé par là et a réhabilité ce qu’on appelle dans l’armée « les chefs de guerre ». Dans un contexte aussi aléatoire que celui du Covid-19, les travailleurs se sont rendus compte qu’ils avaient besoin d’un chef qui soit capable de prendre des décisions pour mettre en mouvement le corps social, d’un chef qui tranche et qui donne une vision. Cela ne signifie pas qu’ils cherchent à évoluer dans une entreprise infantilisante, à attendre que leur chef prenne une décision pour l’appliquer à la lettre (les travailleurs veulent également prendre des décisions en toute autonomie à leur échelle). Il est attendu d’un chef d’être un repère stable en situation instable.
"Désormais, les travailleurs veulent un lieu totem, incarné. Un lieu qui leur permettra de sentir qu’ils appartiennent à un collectif. Un lieu aussi sonore qu’une place de village où l’on se mélange pour faire corps."
Maintenant que le télétravail explose, à quoi ressemblera le bureau de demain ?
E.D : Jusqu’ici, les entreprises plébiscitaient des open spaces et des flex offices standardisés, des espaces de travail dénués de singularité. Désormais, les travailleurs veulent un lieu totem, incarné. Un lieu qui leur permettra de sentir qu’ils appartiennent à un collectif. Dans les mois à venir, nous assisterons à une profonde modification de l’immobilier tertiaire, avec un enjeu de réappropriation des sièges sociaux par les équipes. Maintenant que les travailleurs savent que la productivité à distance est possible, le bureau ne sera plus un lieu où on exprime une performance individuelle, mais un lieu aussi sonore qu’une place de village où l’on se mélange pour faire corps. L’explosion du télétravail et les souhaits exprimés çà et là de ne plus subir les transports supposeront certainement la dislocation du siège social hyper centralisateur. Cela supposera également d’inventer des relais locaux plus proches des futurs lieux de vie des talents et des tiers-lieux mutualisés pour les moins grandes entreprises qui ne pourront pas se permettre d’avoir plusieurs sièges. Ce seront des espaces où la promesse de conditions de travail équitables et de justice sociale sera tenue, car aujourd’hui le home office est vecteur d’inégalités.
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