Perte d’intérêt, process absurdes, "bullshit jobs", licenciements… autant de dérives qui abîment la "valeur travail" depuis des années et rongent la motivation des salariés. Si le labeur reste l’un des fondements de notre société, ses modalités sont remises en cause aujourd’hui.
De la communication à Paris à la plomberie à Orléans… A 33 ans, Léa a changé de vie pour ne plus se sentir envahie par le malaise qu’elle ressentait chaque matin en allant au travail. Dans l’entreprise de packaging où elle était graphiste, son intérêt s’est petit à petit émoussé, jusqu’à s’étioler. "Au bout de cinq ans, j’y allais à reculons en me demandant pourquoi je continuais à bosser." Elle a obtenu une rupture conventionnelle, fait un bilan de compétences et passé un CAP de plomberie. "Je voulais un job utile, avec des résultats rapides et qui me donne l’occasion d’aider les gens pour leurs besoins vitaux. C’est le cas de l’eau et du chauffage."
Pour quelles raisons travaille-t-on ? Léa n’est pas seule à s’être posé la question. Encore moins peut-être depuis la crise sanitaire. Ces mois d’activité buissonnière ont incité les gens à regarder de biais leur emploi. Après le confinement, la société de conseil en RH Empreinte humaine et le sondeur OpinionWay constataient que 48% des Français affirmaient que leurs priorités avaient changé et 34% se voyaient voguer vers de nouveaux centres d’intérêt. Un avertissement pour les entreprises, confirmé par une enquête Ipsos menée fin juin, selon laquelle 9 salariés sur 10 voudraient que leurs boîtes donnent un sens à leur travail et 85% estiment nécessaire que l’entreprise leur permette de se "sentir utile aux autres". C’est sans doute le symptôme aigu d’une maladie qui couve depuis longtemps.
Dans un article provocateur de 2013, l’anthropologue américain David Graeber, récemment décédé, a mis un nom sur le problème : les "bullshit jobs", ces "jobs à la con" inutiles, absurdes, voire néfastes, dont les salariés – parfois très bien payés – ne peuvent eux-mêmes justifier l’existence. Succès retentissant dans les open spaces du monde entier : l’expression visait juste. Jusqu’à 40% des salariés anglais et néerlandais, selon les enquêtes menées par l’anthropologue, sont quasi incapables d’expliquer à quoi sert leur job ! Et l’exercent au prix d’une souffrance morale et psychologique importante.
Pourquoi continuer à bosser dans ce cas ? Sans doute en raison de la centralité du travail dans notre société, qui reste bien plus qu’un gagne-pain. Devenu libre et émancipateur, il s’oppose à l’oisiveté dès le XVIIIe siècle ; il accompagne la démocratie en redistribuant les places, en procurant une position sociale. Il permet le progrès, la maîtrise de la nature et des risques, dans la logique des idées positivistes. Et il fait "société". "On sous estime le fait que les salariés dans une organisation ont des relations avec d’autres personnes, rappelle Maurice Thévenet, professeur de management à l’Essec. Dans une société de plus en plus déstructurée, où il y a moins de villages, moins de liens familiaux, les entreprises portent cette responsabilité sociétale." L’enseignant a enquêté avec ses étudiants sur les relations hors travail des salariés : les résultats révèlent que nombre d’entre eux n’en avaient aucune hors de la famille et du boulot !
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Dans les années 1930, un classique de la sociologie a déjà listé en creux les fonctions modernes du travail. Les Chômeurs de Marienthal, enquête de Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda et Hans Zeisel dans une petite cité autrichienne minée par le chômage, dissèque tout ce que les habitants ont perdu en même temps que leur travail : une temporalité de la vie, des contacts sociaux, des buts dépassant leurs visées propres, une identité sociale. "Le travail est aussi la principale arène où on montre ses capacités, on apporte son utilité et on participe à la construction de nouvelles réalités", complète la sociologue Dominique Méda (1).
Autant que le sens ou l’utilité du travail, c’est sa reconnaissance qui fait défaut. 4 salariés sur 10 s’en plaignent, selon le dernier baromètre sur la santé au travail de Malakoff Humanis. Pas seulement financière, la reconnaissance tient aussi à la prise en compte des caractéristiques d’un métier, des compétences et expertises nécessaires pour le réaliser et produire quelque chose dont on puisse être fier. La philosophe Julia de Funès et l’économiste Nicolas Bouzou constatent dans un ouvrage récent (2) que le management, "qui n’est pas forcément inhérent au capitalisme contemporain", a vidé de leur signification un certain nombre d’activités dans les grandes entreprises, notamment avec une "technicisation continue des tâches" et un renforcement du contrôle qui vont à rebours de la recherche du sens. Le sentiment du "travail bien fait", notion chère au sociologue Yves Clot (3), se trouve au cœur de la reconquête du sens. Mais il passe par une perception globale du travail, bien à l’encontre de la parcellisation en cours dans les entreprises.
Enfin, une critique du travail relative à l’écologie se répand parmi les plus jeunes actifs. Peut-on rester prisonnier d’une "mystique de la croissance", croître indéfiniment dans un monde fini ? "Ça bouge très vite dans les têtes", assure Vincent Liegey, essayiste et conférencier. Militant pour la décroissance, il intervient dans plusieurs écoles d’ingénieurs et accueille des élèves en stage de fin de cursus au sein de Cargonomia, un centre d’activités solidaires et de recherche qui associe un atelier de fabrication de vélos cargo, une ferme écologique et un service de coursiers. "Je suis de plus en plus sollicité par les élèves des grandes écoles, critiques vis-à-vis du système de production, poursuit-il. Un fossé se creuse entre eux et les entreprises, qui ont le sentiment de faire des efforts alors que ces étudiants y voient du green washing." Fin 2018, le Manifeste pour un réveil écologique lancé auprès des étudiants de grandes écoles – Polytechnique, HEC, Normale sup… – a réuni 13.000 signataires en trois semaines, qui s’engageaient à ne jamais travailler pour une entreprise polluante.
Vincent Liegey plaide pour un revenu inconditionnel afin de ralentir la course à la croissance. Les défenseurs du revenu universel ont peiné à convaincre jusqu’ici. Pas seulement en raison des interrogations sur les modalités et le coût d’une telle mesure, mais parce que le travail reste central dans notre société. Et puis, en ouvrant la perspective d’une société qui ne serait pas construite essentiellement sur un labeur rémunéré, ils brisent un tabou, explique-t-on à la Fondation Jean-Jaurès, think tank de gauche : "Celui du retour possible vers le plein-emploi, Graal promis par chaque gouvernement depuis des décennies. Et contre lequel toutes les ambitions politiques se sont fracassées." Il serait peut-être temps de changer de Graal !
CAPITAL MANAGMENT -
GUILLAUME LE NAGARD PUBLIÉ LE 09/11/2020 À 10H17
(1) Le Travail. Que sais-je. 2018.
(2) La Comédie inhumaine, L’Observatoire. 2018.
(3) Le travail peut-il devenir supportable ?, Armand Colin. 2014.
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